Etienne Ollion a mené, avec Julien Boelaert et Sébastien Michon, une enquête sociologique passionnante et glaçante à la fois, sur les carrières politiques de nos députés. Il livre un constat sans appel : les professionnels ont pris le pouvoir, l’ont verrouillé, et ne sont pas prêts à le rendre. Il faudra les y pousser. Nous l’avons rencontré la semaine dernière.
À nous la démocratie ! : On parle beaucoup de « professionnalisation de la politique ». Que revouvre ce terme, à l’Assemblée nationale ?
Étienne Ollion : Historiquement, la professionnalisation a désigné le fait que les élus ont étédeviennent rémunérés pour exercer un mandat. C’est le sens de l’expression célèbre du sociologue Max Weber, qui expliquait qu’au tournant du XIXème siècle un changement s’était produit : les élusdes responsables politiques pouvaient désormais « vivre de » la politique, et pas seulement « pour » la politique. Le versement d’une rémunération était alors destiné à éviter que la politique soit réservée aux plus riches. C’est important de le rappeler, car ca montre que la lutte pour l’indemnité a été un combat pour la démocratisation de la politique.
Ce n’est évidemment pas le sens donné aujourd’hui au terme de professionnalisation. Quand on évoque ce phénomène, ce sont d’autres aspects qui sont mis en avant, comme le fait d’avoir vécu de la politique depuis des années, voire des décennies, ou le fait d’être passé par certaines positions comme collaborateur parlementaire. De manière plus positive, la professionnalisation est parfois décrite comme l’acquisition de compétences, d’expérience, mais c’est plus rare.
Combien de temps dure cette « file d’attente » avant de devenir député ?
En moyenne, avant d’être élus à ces fonctions, les députés ont vécu en politique pendant 19 ans. La moyenne était de 12 ans en 1978.

Mais la « république des collaborateurs » (fonctions créées en 1975 et en 1976 à l’Assemblée et au Sénat) s’est grandement développée depuis ces années, et la proportion des députés qui n’ont jamais vécu que de la politique est passée de 2% à 16% ! À part pour les femmes (grâce à un très léger effet des lois sur la parité), la possibilité d’être élu député sans avoir exercé de mandat auparavant s’est considérablement amoindrie : on passe de 100 à 40 députés dans ce cas, sur les mêmes dates.
Comment avez-vous étudié ce phénomène alors ?
L’objectif était de sortir des cas particuliers toujours évoqués pour faire une analyse systématique. On a donc travaillé sur quatre cohortes de députés, depuis les années 1970 à nos jours. Les députés sont intéressants car ils sont nombreux, ils sont aussi à l’intersection de la politique locale et nationale. Parlementaire, c’est souvent le premier échelon vers une carrière gouvernementale.
Une difficulté venait de ce que les élus sont bien conscients du stigmate que représente l’accusation de « professionnel de la politique », et qu’ils orientent leurs CV, leurs biographies. Prenez Manuel Valls : il se déclare conseiller en communication. Il l’a en effet été, mais surtout dans les cabinets (de Michel Rocard, de Lionel Jospin). On pourrait multiplier les exemples, à droite comme à gauche. Il a donc fallu reconstituer les trajectoires politiques et professionnelles de ces 1738 personnes, et ce depuis leur entrée dans l’âge adulte, pour dresser un portrait des transformations des acteurs de la politique.
Quels sont les principaux enseignements ?
Ils sont nombreux, mais disons qu’il y en a deux principaux. Le premier, c’est que les députés actuels sont de plus en plus souvent d’anciens « auxiliaires politiques », c’est-à-dire des personnes qui ont travaillé comme collaborateur parlementaire ou d’élu local, comme permanent de parti, comme membre de cabinet ministériel. De 1978 à nos jours, leur proportion à l’Assemblée passe de 14% à 33%. Les partis, et plus encore les postes de collaborateurs, sont devenus un vivier important pour le recrutement des élus.
Le second, c’est que les élus actuels sont investis en politique plus longtemps que leurs homologues des années 1970. La proportion de ceux qui n’ont vécu que de la politique passe de 2% à 16%. Mais il y a plus : qu’ils n’aient jamais vécu que de la politique ou pas, tous sont actifs en politique depuis très longtemps. De plus en plus, les élus ont enchaîné les mandats avant d’arriver à l’Assemblée. Le temps passé « en politique » avant le premier mandat à l’Assemblée est passé de 5 à 10 ans. Du fait des réélections, les élus de 2012 avaient passé en moyenne 19 ans en politique au moment de leur élection, donc 24 à la fin ! Attention, cela ne veut pas dire que tous n’ont vécu que de la politique. Pour beaucoup, ils étaient engagés en parallèle d’une autre activité, qui était leur source de revenu principal. Mais le fait est qu’il est désormais très rare d’arriver à l’Assemblée sans avoir passé de longues années en politique. Pour parvenir au parlement, il faut prendre place dans ce qu’on appelle une « file d’attente », qui n’avance pas très vite.
On pourrait donc, en restant optimiste, se dire que les députés font encore mieux leur métier qu’avant, puisqu’ils ont eu le temps de s’y former…
C’est un argument qu’il ne faut pas négliger, surtout dans un contexte où les députés ont déjà moins de pouvoir et de moyens que le gouvernement. Dans ce contexte, l’expérience peut être utile. Cela dit, cette expérience est parfois mise au service d’autres fins. Sans surprise, les élus présents de longue date sont aussi plus habitués au fonctionnement de l’Assemblée, et ils y sont plus « habiles ». C’est particulièrement vrai pour les anciens collaborateurs parlementaires, qui connaissent très bien le fonctionnement de la maison – et qui sont d’ailleurs bien plus susceptibles que leurs collègues, même ceux investis depuis longtemps de devenir ministres. Est-ce que cette habileté favorise la démocratie ? Ca n’est pas évident. Et ça rend la possibilité d’intervenir activement plus difficile pour ceux qui n’ont pas été rompus à ces codes.
Dans le livre, vous évoquez aussi les affaires qui ont traversé la campagne présidentielle, et dont certaines avaient l’Assemblée pour siège…
Il est toujours difficile de tirer des conclusions sur des affaires en cours, dont on ne sait pas tout, mais on peut imaginer que le fait d’être investi en politique de longue date fait que certains transgressent plus facilement les règles. Présents depuis des décennies au Palais-Bourbon, certains élus sont devenus comme maîtres et possesseurs de leur fonction, et les écarts leur paraissent finalement assez mineurs, surtout qu’ils ont le sentiment d’avoir donné la vie à la politique, et qu’ils sont entourés de personnes qui ont exactement le même parcours. De ce point de vue, il y a fort à parier qu’une plus grande rotation des postes briserait cet effet d’entre-soi, et ses conséquences :l’appropriation privée de ressources collectives.
Justement, quelles solutions pourraient être envisagées ?
Comme d’habitude, la réponse dépend de ce qu’on considère comme étant le problème le plus important. Le danger est de croire que les solutions simples brandies comme des étendards pourront suffire. Prenons la réforme qui interdit le cumul des mandats, qui rentre en vigueur cette année : certains élus cumulants privilégiant leur mandat de maire, ils pourraient être remplacés par leurs collaborateurs. Si on veut assurer une rotation, c’est certainement utile, mais si on est aussi attaché à la diversité des parcours, il n’est pas sûr que ce soit une solution suffisante.
D’autres solutions ont un potentiel transformateur plus important. L’interdiction du cumul des mandats dans le temps, que vous préconisez dans votre première proposition, favoriserait cette rotation des postes. Attention à la manière dont elle est appliquée toutefois, car si cela consiste à interdire 3 mandats successifs, ca ne changera pas grand-chose. Le tirage au sort, qui est de plus en plus souvent évoqué, assurerait mécaniquement un renouvellement très fort des visages politiques. Mais attention là aussi, car ce qui est perdu avec une telle mesure, c’est l’expérience que peuvent développer les élus au cours des mandats, et qui leur est utile. C’est particulièrement vrai de l’expertise qu’elle leur permet de développer, et qui peut être cruciale pour s’opposer à l’administration ou au gouvernement de manière crédible. Là encore, sans réformes parallèles, un renouvellement accéléré pourrait avoir pour effet de mettre encore plus de pouvoir entre les mains de l’administration – je ne suis pas sûr que ça aille dans le sens de la réforme démocratique que vous proposez !
Comment résoudre ce problème de fond ?
Il faut être plus précis, et surtout beaucoup plus ambitieux. Chacune de ces mesures (non cumul des mandats, non cumul dans le temps, tirage au sort) a un biais individualiste : toutes cherchent à agir sur les seuls acteurs de la politique. C’est évidemment important, mais le risque est d’oublier les conditions dans lesquelles ils agissent. Sans nier les changements que pourrait produire l’arrivée massive de nouveaux élus issus de la société civile (il suffit de voir l’Assemblée espagnole après l’irruption de Podemos), il convient de se projeter au-delà.
Il faut penser ensemble le renouvellement des personnes et les institutions ou les règles de la vie politique. On pourrait par exemple rééquilibrer les pouvoirs entre les branches exécutives et législatives, tout en donnant des moyens supplémentaires aux parlementaires pour qu’ils puissent produire une contre-expertise ou convoquer les ministres pour qu’ils s’expliquent, comme c’est le cas aux États-Unis. On peut repenser les relations entre Sénat et Assemblée. On peut aussi s’interroger sur le financement de la vie politique qui empêche, sauf fortune personnelle ou celle de ses amis, de lancer une initiative d’ampleur. La liste est longue des leviers sur lesquels on peut agir, mais ils doivent être pensés ensemble car ils font système. Surtout, ces options doivent être discutées collectivement, car elles affectent en profondeur la manière dont est faite la politique.
Étienne Ollion est chargé de recherche au CNRS (SAGE, Université de Strasbourg). Il est spécialiste de sociologie de l’État. Métier : député est publié aux éditions Raisons d’agir
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