Étienne Ollion est sociologue de la vie politique, chercheur au CNRS et professeur à l’École polytechnique. Dans cette interview, il décrit pour A nous la démocratie ! les grands principes qui structurent la vie politique française et ouvre des pistes pour réformer la démocratie contemporaine.

Son dernier ouvrage Les candidats. Novices et professionnels en politique (Presses universitaires de France, 2021), est le fruit d’une enquête à l’Assemblée nationale. Etienne Ollion s’est penché sur les députés élus en 2017, et en particulier sur les novices arrivés en politique à la suite de l’élection d’Emmanuel Macron et de son appel au « renouvellement des visages ».

Ce projet, qui mêle ethnographie et analyse de données massives avec de l’intelligence artificielle, montre comment 2017 a notamment rompu avec le phénomène de « file d’attente » avant un premier mandat national.


Pourquoi avez-vous décidé en 2017 d’étudier cette nouvelle Assemblée nationale pendant 5 ans ?

Cela a commencé en 2014 en fait. Je voulais alors mettre des mots, et des chiffres, sur ce phénomène que l’on appelle la professionnalisation de la politique. A la suite de cette étude, j’ai publié une série de travaux académiques et un livre, paru en avril 2017 (ndlr : Métier : Député, Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, coécrit avec J. Boelaert et S. Michon). Or en 2017, Emmanuel Macron est élu sur la promesse d’un renouvellement en profondeur de la vie politique, et son parti LREM fait rentrer des dizaines de personnes sans expérience à l’Assemblée. J’ai donc saisi l’opportunité d’étudier in situ ce qu’est une assemblée composée en partie de novices. Je trouvais que c’était scientifiquement et politiquement intéressant.

Dans votre livre, Les candidats, vous proposez le concept de file d’attente pour penser les parcours de celles et ceux qui sont habituellement appelés les professionnels de la politique. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

Ce concept de file d’attente m’est venu progressivement. Je crois que je l’avais déjà un peu en tête avant mais je n’avais rien formalisé, rien théorisé. Le concept de « professionnels de la politique » que nous, les politistes, utilisons était devenu une auberge espagnole qui agrégeait plusieurs sens parfois fort différents : des responsables politiques qui ont passé toute leur vie en politique, ceux qui sont passés par les bons endroits, ceux qui ont passé toute leur vie en politique mais au niveau local et qui arrivent à l’Assemblée à 55-60 ans comme en fin de carrière. Ce sont trois types de profils vraiment différents qui produisent trois types de pratiques différentes. Et pourtant, on utilisait à leur propos ce terme de « professionnels ».

Je voulais donc mener une discussion critique et constructive sur ce concept devenu fourre-tout, d’autant plus que depuis 1871, les députés sont rémunérés. Donc selon une autre définition, celle qui met l’accent sur l’argent, ils sont des professionnels depuis plus d’un siècle.

L’image de la file d’attente était un moyen de décrire l’évolution massive du temps passé en politique avant d’accéder au premier mandat national – l’Assemblée.

Dans les années 1970, les députés passaient 10 ans en politique avant d’être élus, dans les années 2010, c’est 20 ans. Puis cette logique s’est effondrée en 2017.

Cela permettait par ailleurs de questionner la critique de la professionnalisation, vue uniquement comme une mauvaise chose. A l’Assemblée, certains novices se sont trouvés complètement démunis. J’ai donc cherché à étudier les effets de l’expérience sur la pratique de la politique. On ne peut pas critiquer la professionnalisation sans tenir compte du rôle et de l’importance de l’expérience. Car plonger des novices dans un système où tout est organisé selon les règles d’avant, c’est les condamner à échouer. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé : en 2017, ils ont été les meilleures cautions d’un système qui ne s’est pas réformé.

Comment se distingue-t-on dans l’espace parlementaire quand on est député ? Qu’est-ce qu’être un bon député ?

Il n’y a pas une seule manière d’être député mais plusieurs. Cela dépend d’abord de la position : être élu de l’opposition ou de la majorité est une première ligne de fracture. Ensuite, il y a différentes manières d’incarner le mandat. Ce qui est structurant, mais aussi regrettable, c’est la visibilité. Cette visibilité peut être parisienne ou locale (beaucoup de parlementaires font le choix de privilégier la circonscription au travail parlementaire), mais elle est centrale – pour émerger, pour être réélu.

Une autre dimension, c’est le travail législatif. Présider une commission, être rapporteur sur des lois importantes, voire s’opposer pied à pied au gouvernement ou en commission sont des positions de pouvoir. Les deux dimensions sont liées, car s’engager au point de vue parlementaire, cela créée une visibilité interne qui peut rejaillir à l’extérieur. Mais c’est loin d’être systématique : qui peut nommer tous les présidents et présidentes de commission ?

C’est peut-être là que l’expérience dont on parlait est importante, car pour être de bons députés, il faut pouvoir proposer, contrôler, voire s’opposer à l’exécutif.

Or, dans le cadre actuel, le gouvernement a tous les moyens de l’administration et les parlementaires très peu de capacités pour produire de l’expertise. Les parlementaires qui savent parfaitement lire un Projet de loi de finances ou un Projet de loi de finances de la sécurité sociale contribuent à renforcer le rôle du législateur, mais cela prend du temps et demande de la pratique.

Quand les novices n’ont ni l’expérience ni l’expertise du travail législatif, le fonctionnement institutionnel actuel peut-il rendre possible un renouvellement véritable ?

L’enquête que j’ai menée indique que les novices ont été relégués de manière extrêmement prononcée, qu’elles et ils ont joué les seconds rôles législatifs. Pourquoi ? Simplement parce que ceux qui avaient déjà de l’expertise ont obtenu les postes qui donnent de la visibilité, du pouvoir. Dès les premiers jours, ils ont su comment faire, ils ont su s’imposer. Ils avaient des savoirs utiles, des connaissances bien placées. Ils avaient aussi, à leur arrivée, un sentiment d’autorisation pour évoluer en politique. Tant qu’on n’équipe pas les parlementaires, les novices ne pourront pas s’imposer.

C’est là, je crois, la grande leçon à retenir de cette expérience politique : changer les visages ne suffit pas à changer les pratiques. Cela peut éventuellement modifier le sentiment de représentation, mais cela peut aussi cautionner le fait de continuer comme avant, simplement avec de nouvelles têtes.

Pour de vrais changements, il faut des changements de fond. J’en évoque plusieurs dans la conclusion du livre. Mais j’ai par exemple été frappé de voir que les parlementaires français n’ont pas les moyens de faire leur travail. C’est un vrai problème démocratique. Aux États-Unis, en Allemagne, les parlementaires ont beaucoup plus de moyens et d’équipes.

En cours de législature, une proposition avait été faite, chez des élus LREM qui voyaient le problème. Ils proposaient de rendre du pouvoir au Parlement, en plaçant les grandes organes d’expertise du gouvernement, comme France-Stratégie, le successeur du Plan, sous l’autorité de l’Assemblée. Mais la réforme n’a pas abouti, en partie parce qu’elle aboutissait à changer l’esprit de la Vème République.

Qu’est-ce qui permettrait à n’importe quel citoyen novice mais élu par ses concitoyens, de pouvoir se mettre au travail rapidement et efficacement à l’Assemblée nationale?

On pourrait commencer par équiper les parlementaires. Je vais faire un rapprochement qui pourrait paraître osé, entre la Grèce antique et Yaël Braun-Pivet, la présidente de la commission des Lois. Commençons par la Grèce : comme vous le savez, une bonne partie des positions étaient pourvues par tirage au sort, donc des personnes sans expérience ni compétence se trouvaient à gérer les affaires de la cité. Mais ils n’étaient pas seuls : ils avaient, et c’est ce que montre l’historien Paulin Ismard, des « esclaves publics », donc un personnel de renfort disposant d’une formation particulière, assez avancée.

Revenons au XXIème siècle. En juin 2017, Yaël Braun-Pivet, une député LREM novice, est élue contre toute attente à la commission des Lois en 2017, la plus prestigieuse de l’Assemblée. Beaucoup de commentateurs se sont inquiétés, ont moqué certaines maladresses du début de mandat. Mais au bout de cinq années, force est de reconnaître qu’elle a tenu son rang – qu’on aime ou pas la politique menée, elle a tenu la commission des Lois. Pourquoi ? Parce qu’elle aussi disposait d’un staff particulier. Ils n’étaient pas esclaves, mais elle a pu s’appuyer sur les administrateurs de l’Assemblée, cette petite élite de fonctionnaires au service des élus. En tant que présidente de la commission des loi, elle avait un accès privilégié à leurs services. Indépendamment de ses compétences propres, les fonctionnaires ont été essentiels dans la réalisation de sa mission.

Donc, il est tout à fait possible d’avoir une assemblée qui accueillerait des personnes avec une moindre expérience politique et qui fonctionnerait. Mais il faudrait pour cela équiper les députés. C’est une piste de réforme possible.

À quelles conditions, selon vous, une plus grande participation directe des citoyens à la vie politique peut-elle s’articuler efficacement avec le Parlement, voire même lui permettre d’avoir plus de rôles face au gouvernement ?

La question consiste à concilier démocratie directe et démocratie représentative, car on a là deux formes de légitimité qui sont aussi des formes d’intelligence, de connaissance différentes.

Je crois que l’on doit considérer à chaque fois les mérites des outils qu’on mobilise, qu’il s’agisse des institutions représentatives (Assemblée nationale, Sénat) et des outils de démocratie participative, qui eux-mêmes sont divers (assemblées citoyennes, référendums, budgets participatifs, grand débat national, etc.). Ces différents outils à disposition ont trois fonctions : une fonction de légitimation de la décision qui est prise. Une Convention citoyenne, avec 150 citoyens tirés au sort, est-ce légitimant ? Cela ne va pas de soi, en tout cas moins qu’un référendum qui permettrait de faire voter des dizaines de millions de personnes. La deuxième fonction, c’est l’enrichissement d’un texte : est-ce qu’une assemblée citoyenne tirée au sort, une consultation, sont capables d’enrichir un texte ? Là, c’est plus certain.

En France, on ne sait jamais quoi faire de la question du référendum. Ce serait trop plébiscitaire, napoléonien. Mais le référendum est plébiscitaire quand il est uniquement du ressort de l’exécutif de poser la question sous forme de « blanc ou noir ? ». On peut aussi demander aux citoyens s’ils veulent poser des questions. Et là, intervient la troisième fonction : l’implication des citoyens. Le référendum permettrait de mettre à l’agenda des questions dont les parlementaires sont obligés de se saisir.

Plutôt que d’opposer deux souverainetés, il faut construire un triangle qui réunit enrichissement, implication et légitimation et se poser la question de la fonction des dispositifs que l’on met en place et comment ces derniers peuvent interagir de manière intelligente et se renforcer mutuellement.

Quel est ce « moment constituant » que vous appelez de vos vœux ?

C’est un terme que je reprends de politistes étasuniens qui l’ont utilisé dans un autre contexte. Dans un ouvrage de 2004, James S. Fishkin et Bruce Ackerman, défendent l’idée d’un Deliberation Day : une journée dédiée à la démocratie, et plus précisément à des débats : on s’arrête pour converser, lors d’une journée fériée. Si on étend un peu l’idée, qui n’est en pratique pas très simple à mettre en place, on peut se dire qu’il est temps que la société française s’arrête, et qu’elle prenne le temps de la délibération pour se demander : « quelles sont les institutions que nous voulons ? ». Discuter, ensemble, potentiellement pendant plusieurs mois, pour réfléchir aux règles qui régissent notre vie politique collective.

Ce n’est pas la exactement même chose qu’une Constituante. Il s’agit plutôt d’organiser un moment qui peut durer 6 mois, 2 ans… où les citoyens, via différents dispositifs qui existent mais qu’on peut aussi mettre en place, réfléchissent aux institutions et au fonctionnement dont nous avons besoin.

C’est cela le moment constituant, et c’est utile si on veut éviter qu’à force de voir la fracture démocratique s’étendre, elle ne se transforme en facture démocratique.


Propos recueillis par Emmanuel Martin, Serge Ollivier et Marinette Valiergue, membres d’ANLD!

Un commentaire sur « Etienne Ollion : Il est temps de se demander « quelles institutions voulons-nous ? » »

  1. L’idée d’un moment « constituant » est porté par un Collectif de six associations (Accords Citoyens, Citoyennes-ens Lobbyistes d’Intérêt Communs, Démocratie ouverte, Gilets Citoyens, Sciences citoyennes, Sénat Citoyen, les Citoyens pour le Renouvellement de la Démocratie) qui propose une Convention citoyenne pour un Renouveau démocratique et lancent une pétition https://www.change.org/p/on-veut-une-convention-citoyenne-pour-un-renouveau-d%C3%A9mocratique-suivie-d-un-r%C3%A9f%C3%A9rendum

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