Rares sont les pays d’Europe où la méfiance envers la politique en place est aussi grande qu’en France. Pourquoi ? Et à quoi cela mènera-t-il?
Alice Cotte, Camille Laplanche et Adhal Bara ont déclaré la guerre à la situation actuelle. Ils n’ont cependant pas l’air de révolutionnaires furieux, mais plutôt de représentants de la classe moyenne urbaine et instruite. Nous les rencontrons dans un café parisien près du Louvre, où ils prennent le temps de nous parler d’A nous la Démocratie !, un mouvement fondé en novembre 2016. Sa mission: le bouleversement d’un système politique qui, dans la perception de nombreuses Françaises et de nombreux Français, a été usurpé par des femmes et hommes politiques corrompus.
Impulsion liée aux scandales Fillon
Alice Cotte, militante d’A nous la démocratie !, s’exprime en ces termes : « Il s’agit de faire à nouveau respecter le bien commun ». Selon elle, les préoccupations de la majeure partie des citoyen.ne.s ne sont presque plus entendues au sein des structures existantes, dans lesquelles une caste de politiciens professionnels ont pris leurs aises, intéressés principalement par leur enrichissement personnel. C’est pourquoi À nous la Démocratie! se bat pour la mise en place de six réformes. Ainsi, le Sénat doit être remplacé par une Assemblée composée de citoyen.ne.s tirés au sort. Les Français.e.s pourront alors se réapproprier les processus démocratiques. « Nous y croyons fermement : si l’on donne aux gens la possibilité de décider par eux-mêmes, ils le feront avec sérieux et développeront les capacités correspondantes », affirme Camille Laplanche, co-fondatrice d’A nous la démocratie !.
L’association ne compte pour le moment que 150 militants environ. Elle ne cesse cependant de grandir, ce qui tient notamment au fait qu’elle dénonce les dérives qui sont ces derniers mois sur toutes les lèvres, suite à la campagne présidentielle française. Le candidat conservateur François Fillon, dont la remarquable série d’affaires fit grand bruit, n’en fut pas l’unique, mais le principal responsable.
Rappel : Fin janvier, l’hebdomadaire «Le Canard enchaîné» avait publié des accusations, selon lesquelles Fillon aurait, des années durant, rémunéré son épouse à l’aide de fonds publics, pour un travail d’assistante, sans que celle-ci n’ait réellement travaillé. Peu de temps après, fut révélé qu’il aurait aussi employé deux de ses enfants dans des conditions douteuses similaires. D’autres révélations suivirent – par exemple au sujet de costumes onéreux que Fillon aurait reçus en cadeau – si bien que l’on s’inquiétait presque qu’il ne lui soit arrivé quelque chose, les jours où l’homme politique ne faisait pas les gros titres.
Néanmoins, la plupart des Français.e.s ne furent probablement pas surpris par ces scandales, ni par le fait que François Fillon ne décide pas de retirer sa candidature. La méfiance envers la classe politique et les politiciens professionnels est aujourd’hui d’une ampleur inégalée, non seulement du côté des membres d’A nous la Démocratie!, mais aussi dans tout le pays.
Selon une étude de l’année dernière, plus de 90% des sondés indiquent qu’ils ne font « plutôt pas » ou « absolument pas » confiance aux partis – des chiffres qui mènent à penser que le système politique en France se trouve dans un état déplorable. C’est également le constat qui ressort du fait que les candidats en tête dans les sondages à la présidentielle – à savoir la populiste de droite Marine Le Pen, le socio-libéral Emmanuel Macron et le populiste de gauche Jean-Luc Mélenchon – basent tous, sans exception, leur campagne sur l’annonce d’une lutte contre le système en place.
Les forces établies sont en revanche à terre. Ni le conservateur François Fillon, ni le socialiste Benoît Hamon, n’ont de réelles chances d’atteindre le deuxième tour début mai ; le Parti Socialiste, pourtant de longue tradition, menace même de disparaître dans l’oubli à cause de luttes intestines.
Populisme et dérégulation
D’où vient ce malaise à l’égard des partis traditionnels qui durant des décennies ont déterminé le contexte politique ?
Chercher la faute chez les populistes qui tentent d’exacerber la population serait une approche possible. Le Pen polémique depuis des années déjà contre l’establishment politique qui aurait perdu tout contact avec la réalité vécue par les gens ordinaires et évoluerait dans un monde parallèle, dominé par les coteries. Le Pen ne parle depuis longtemps que de l’ « UMPS », un terme moqueur constitué des noms PS et UMP (ainsi s’appelait le parti conservateur jusqu’à ce qu’il se rebaptise « Les Républicains » en 2015). Visiblement, un tel bourrage de crâne agit chez beaucoup de Français, et pas seulement parce que Le Pen est une démagogue de talent.
On a pu en effet observer ces dernières décennies un rapprochement toujours plus important des deux grands partis. « Peu importe qui était au pouvoir – le PS ou les Conservateurs – nous avions affaire en fin de compte à la même politique », explique le politologue Felix Syrovatka, qui effectue entre autres des recherches sur l’évolution de la situation en France. Ainsi, les grands partis ont tous deux mené une politique de dérégulation économique. Les différences entre les partis politiques furent non seulement diluées, mais lesdites dérégulations furent aussi faites à la charge de la population pauvre, provoquant ainsi de grandes luttes sociales. Pourtant, une réforme des retraites contestée fut adoptée en 2010 et une réforme pas moins clivante du droit du travail en 2016 – la première sous le Président conservateur Nicolas Sarkozy, la seconde sous le socialiste François Hollande. « Depuis la crise financière de 2007, la politique agit de façon toujours plus autoritaire », explique F. Syrovatka.
A cela s’ajoute le fait que les responsables politiques français sont presque exclusivement issus de l’actuelle élite : en France, celui qui veut réussir en politique doit, en règle générale, fréquenter une Grande Ecole. Le fait que nombre de femmes et d’hommes politiques présentent un parcours similaire, suscite la suspicion, d’autant plus que seulement 4% des élèves des grandes institutions telles l’Ecole Nationale d’Administration sont issus de classes populaires, souligne F. Syrovatka. La colère contre « les élites » ou l’ « establishment » et le sentiment de ne plus être, depuis longtemps, vraiment représenté sont donc non seulement le résultat des propos haineux des populistes, mais possèdent un réel fondement.
Ces dernières années, des mouvements eurent donc lieu dans presque tous les pays, portés par le rejet des institutions établies. Quand, lors des réunions électorales de Mélenchon, des milliers de personnes crient « Dégagez ! » aux femmes et aux hommes politiques établis, cela n’est pas sans faire écho aux grandes protestations de l’année 2011, lorsque partout dans le monde, des places publiques étaient occupées sous le mot d’ordre « Ils ne nous représentent pas ! ». Le but de tous ces mouvements était la mise en place d’une « vraie démocratie », raison pour laquelle les occupant.e.s usaient de manière excessive des méthodes de la démocratie de base.
L’homme politique-citoyen
« Il s’agit véritablement d’une immense vague de mouvements de masse démocratiques radicaux, que nous observons ces dernières années, tout comme dans le monde arabe et en Asie », résume Samuel Hayat de l’Université de Lille. Le sociologue, chercheur en histoire et théorie de la représentation politique, explique que les protestations critiques de la mondialisation auraient déjà exprimé de telles exigences. Selon S. Hayat, la production d’oligarchies est une tendance inhérente aux systèmes représentatifs ; cependant, le problème des mouvements d’opposition est qu’ils perdent tôt ou tard en dynamisme.
Ce phénomène a pu aussi être observé l’an dernier, lors de l’occupation de places publiques en France (« Nuit Debout »). Il subsiste toujours des espérances non réalisées et beaucoup de déception, ce qui offre en retour aux populistes de droite la chance de partir à la pêche aux voix. « Les mouvements démocratiques de masse sont toujours confrontés au défi de la transposition de leurs requêtes au sein de l’ordre établi », explique S. Hayat.
A nous la Démocratie! tente d’aborder ce problème de manière pragmatique – non pas à travers l’occupation spectaculaire de places publiques, mais en amenant les citoyennes et citoyens à mettre la main sur les institutions existantes. Pour les élections parlementaires qui auront lieu en juin, l’organisation présente quelques candidat.e.s, exerçant un métier normal, au lieu des professionnels de la politique qui travaillent de manière acharnée depuis le début de leurs études pour accéder à une carrière dans les appareils de l’Etat.
L’un d’eux est Adhal Bara, qui candidate dans la 8ème circonscription du Val d’Oise, une banlieue du nord de Paris. Adhal est responsable d’une agence pour l’emploi. Il fut membre du Parti Socialiste. Cet homme de 39 ans s’exprime en ces termes à la table du café parisien: « Dans les partis comme le PS, il est difficile d’initier des changements ». Lui aussi en a assez des hommes et femmes politiques en place : « Qu’ils soient de droite ou de gauche, c’est du pareil au même. Ils se connaissent bien et ont pour but ultime de rester au pouvoir. Il s’agit-là de la définition même de l’homme politique dans la France d’aujourd’hui. Il est donc essentiel de créer tout d’abord un cadre institutionnel dans lequel les questions de fond pourront être discutées sérieusement. » Pour sa part, Adhal a grandi dans sa circonscription, s’y engage depuis longtemps, il connaît bien ses habitants et leurs problèmes, il représente en cela l’idéal de l’homme politique-citoyen.
Le sociologue S. Hayat porte cependant sur cette approche un œil critique: « Malgré toute l’admiration et la sympathie que j’ai pour A nous la Démocratie!, il est problématique que ce parti ne se concentre que sur les questions de procédure. On ne peut venir à bout de la crise de représentation uniquement par des travaux de réparation institutionnelle. En effet, A nous la Démocratie!, ne thématise pas l’inégalité sociale qui croît en France depuis des années, un phénomène qui n’est même pas limité à ce pays. Un vrai renouvellement démocratique devrait s’attaquer aussi aux contradictions économiques. » S. Hayat espère donc que le cycle des mouvements de masse n’en est pas à sa fin, mais qu’il fait juste une pause.
Il ajoute: « Nous ne savons pas encore à quoi ressemblera le renouveau créé par ces mouvements, mais nous devons avoir confiance en la créativité des hommes. »
Article original en allemand de Daniel HACKBARTH paru le 13/04/2017 dans WOZ Die Wochenzeitung (Zurich, Suisse)
www.woz.ch/1715/frankreich/die-wut-hat-eine-reale-basis