Par Serge Ollivier, membre co-fondateur d’A nous la démocratie /

Impensable il y a six mois, improbable il y a un mois, l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil est pourtant actée. Avec 55% des suffrages au deuxième tour, ce dimanche 28 octobre, elle ne souffre d’aucune contestation. Le rideau tombe sur seize années de victoires aux élections présidentielles du Parti des Travailleurs (PT) de Lula da Silva et Dilma Roussef. Le prochain acte de la vie démocratique brésilienne n’est pourtant pas celui d’une simple alternance politique, car c’est une chape de plomb qui risque de s’abattre sur la scène politique et sur le respect des droits humains dans le plus grand pays d’Amérique latine.

Misogyne, homophobe, raciste, pro-dictature ; du sinistre portrait que la presse a dressé de Jair Bolsonaro, tout est vrai.  À de multiples reprises, il a porté au cœur des institutions politiques nationales des discours publics de stigmatisation, de haine et de violence.  Il est bien ce député qui déclare qu’une de ses collègues ne « mérite pas » qu’il la viole, ce père qui affirme préférer voir son fils mourir plutôt que de se révéler être homosexuel ou qui se juge que la « promiscuité » avec des afro-descendants pourrait être un « risque » que courraient ses enfants. Il est ce nostalgique de la dictature militaire brésilienne (1964-1985) qui commente qu’elle n’a pas suffisamment tué d’opposants et qui promet l’exil si ce n’est le peloton d’exécution aux militants socialistes et travaillistes (pour un florilège de ses déclarations, suivre ce lien). Le prochain président brésilien est un philo-fasciste. Et il n’est pas isolé. Cohérent, homogène et structuré de longue date, son entourage politique nourrit un projet fascisant et écocide. Bolsonaro a beau assurer, au soir de sa victoire qu’il « défendra la Constitution, la démocratie, la liberté », tout semble mener le Brésil vers le chaos durant les prochains mois et peut-être durant les quatre prochaines années.

Le sentiment de dévastation qui saisit les opposants à Bolsonaro, bien plus nombreux que les seuls militants du PT, est total. Comment, en effet, ne pas tirer un terrible constat suite à l’élection d’un tel candidat ? 57,8 millions de Brésilliens ont voté pour Bolsonaro ; autant de citoyens à ne pas être rebutés par ses funestes diatribes. Le révélateur culturel est implacable : le Brésil est un pays où misogynie, homophobie et racisme quotidiens n’ont même pas à être enfouis. Le Brésil révélé est celui des discriminations acceptées et assumées. Misère de l’humanisme ! Glaçante stupéfaction qui n’analyse cependant pas la victoire de l’ancien militaire, qui n’explique pas que la popularité du « Capitaine Bolsonaro » est l’aboutissement d’une dynamique de campagne électorale. Après 27 années passées à être un député atone, Bolsonaro est devenu un phénomène : un phénomène de campagne présidentielle.

Bolsonaro émerge de la fange. Sa candidature a fondé sa popularité sur le rejet. Non pas tant des « déviants », pour reprendre son vocabulaire, mais de maux bien réels de la vie publique brésilienne : la corruption politique et l’insécurité. Ces deux thèmes ont saturé à eux seuls presque toute la campagne présidentielle. La crise économique brésilienne les a exacerbés depuis 2014 : très concrètement en ce qui concerne l’insécurité, qui hante les rues des métropoles ; par l’accentuation du sentiment de dépossession chez les citoyens confrontés aux difficultés économiques en ce qui concerne la corruption.

Les scandales de corruption ont scandé presque toute la durée des gouvernements du Parti des Travailleurs, arrivé au pouvoir en en 2003 suite à l’élection du président Lula : d’abord le scandale du mensalão (des « mensualités ») dès 2005 puis celui du Petrobras (opération Lava-Jato) à partir de 2014. Nombre des principaux dirigeants du PT sont condamnés et incarcérés, mais aussi des membres du parti centriste PMDB, de toutes les alliances gouvernementales depuis la fin de la dictature, et du Parti Progressiste (PP) de droite. Dans un système parlementaire éclaté en de multiples formations partisanes, dont aucune n’est à même de s’assurer une majorité relative au Congrès, les pots-de-vin servent à acheter les votes, un par un, des députés. C’est ainsi qu’on légifère en démocratie, au Brésil, depuis la fin de la dictature. Le président Fernando Henrique Cardoso (1995-2003) a systématisé ces pratiques, Lula et le PT les ont perpétuées. Le PT a donc distribué des mallettes de billets aux députés de bords différents. Dilma Roussef est la première présidente à avoir favorisé une législation anti-corruption entrée en vigueur en 2014. Dans un spectaculaire renversement d’alliance, le parlement s’est ensuite progressivement retourné contre elle et le PT jusqu’à destituer la présidente en août 2016. Dilma Roussef s’est alors heurtée au mur de tous les conservatismes, et d’abord celui des carrières et des intérêts personnels de parlementaires menacés par la nouvelle loi anti-corruption. Michel Temer, le vice-président de Dilma Roussef, devient le président de la République et l’ordonnateur éphémère de la nouvelle alliance au pouvoir. Le PT est très largement discrédité, mais aussi tous les autres partis de gouvernement, notamment le PMDB de Temer.

Depuis lors, et surtout depuis le lancement de sa campagne, Bolsonaro a réussi à occuper seul, aux yeux de millions de Brésiliens, un espace antisystème, à endosser seul le rôle du candidat anti-corruption. Tandis que le stigmate de la corruption touche tous les grands partis traditionnels, Bolsonaro adhère en janvier 2018 au minuscule Parti Social Libéral (PSL) qu’il phagocyte immédiatement et en fait sa plateforme électorale. Il passe sa campagne à vociférer contre Lula et tous les autres « voyous » du PT. Sur les réseaux sociaux ou dans la rue, ses partisans disent surtout le croire « sincère ». Bolsonaro est le vainqueur du moment d’une crise de confiance qui frappe tout le système politique brésilien, les carrières politiciennes et leurs financements véreux. Et pourtant, ce même Bolsonaro a été onze années durant député d’un des partis, le PP, les plus arrosés par l’argent détourné de l’entreprise publique Petrobras. Et pourtant, l’accroissement des actifs immobiliers du futur président dans la ville de Rio durant ces années sont sans commune mesure avec son salaire de député. Et pourtant…

Face à l’insécurité, le « Capitaine » a constamment présenté les mêmes simulacres de solutions aux électeurs : ceux de l’homme en colère, de l’homme intransigeant, de l’homme viril qui défend sa famille et assène la punition légitime. Il promet de légaliser le port d’arme, de permettre aux policiers de multiplier les exécutions extra-judiciaires, d’abaisser la majorité pénale à 16 ans et de rétablir la peine de mort. Qu’importe si tout cela banalisera plus encore la culture de la violence au Brésil ; il a réussi à incarner aux yeux des foules des « gens de biens » l’homme qui se lève, l’homme qui agit, l’homme droit face à la violence illégitime, celle des marginalisés.

Difficile, donc, de parler d’une victoire du bolsonarisme, ni même tout simplement de bolsonarisme : si Bolsonaro est le candidat d’un courant fascisant idéologiquement structuré, sa victoire est celle d’une coagulation rapide des dégoûts et des rejets dans un temps extrêmement court. Sa campagne s’est construite tandis que se compromettait celle de Lula, suite à sa condamnation pour corruption en juillet 2017 puis son incarcération en avril dernier. Recroquevillé sur la popularité de Lula, qui surpasse considérablement celle du parti, le PT n’a pas su se réinventer à l’approche du scrutin et n’a lancé la candidature de Fernando Haddad que début septembre, moins d’un mois et demi avant le premier tour, lorsque le Tribunal suprême électoral a invalidé définitivement la candidature de l’ancien président. Gorgé du personnalisme de Lula sans pouvoir en faire son candidat, le PT s’est engouffré dans la campagne présidentielle comme dans une impasse. L’ombre de Lula dissipée, l’attention s’est focalisée sur le nouveau favori du premier tour, Bolsonaro.  En quelques semaines, en quelques jours même, la campagne bascule : l’establishment économique et, pour la première fois dans l’histoire électorale du pays, l’ensemble des Églises évangéliques appuient sa candidature. Le Capitaine invoque Dieu et, dans les temples du pays, les prêches réclament le Capitaine. Et ses riches soutiens de financer, illégalement, la diffusion massive sur les réseaux sociaux de fake news ahurissantes imputant à Haddad, sa co-listière et les militant.e.s anti-bolsonaro les turpitudes les plus grossières. Si l’on en croit les sondages, Bolsonaro aurait ainsi gagné 10 points durant la dernière semaine de campagne précédant le premier tour. L’électorat qui l’a porté au pouvoir fédère les populations blanches de classes moyennes et supérieures, certes, mais ne s’y cantonne pas : il séduit même dans des favelas des grandes métropoles du Sud (São Paulo, Rio de Janeiro) où le PT a déçu.

Pour une majorité de votants éprouvés par la crise économique de 2014 et excédés par leur classe politique, Jair Bolsonaro est apparu comme le candidat de l’ordre et de la paix. Qu’ils aient pu associer la paix sociale à son discours trahit à quel point les extrêmes inégalités du Brésil y creusent des abysses de violence et de refus de l’autre. Quel compromis démocratique peut survivre dans un tissu social si distendu ? Bolsonaro est bien le produit d’une telle société, mais sa popularité est, pour l’instant espérons, un phénomène électoral. La campagne présidentielle, point d’orgue de la démocratie Brésilienne, n’a pas servi de liant fragile entre toutes les parties qui composent la société brésilienne. Elle n’a pas été cet évènement démocratique à l’occasion duquel se refonde et se légitime un compromis social. Bien au contraire : cette campagne a polarisé, divisé, stigmatisé jusqu’aux déchaînement de violences. Le rendez-vous électoral n’a pas porté les Brésiliens et les Brésiliennes à faire face aux tensions titanesques qui traversent leur société, il les a orientés vers un spectacle où se sont focalisées et personnifiées leurs frustrations et leurs animosités, vers une scène où les enjeux nationaux ont été réduits aux joutes de quelques acteurs, vers une arène où se sont exacerbées leurs conflits. Dans un Brésil en crise, le drame présidentialiste s’est révélé être taillé pour le personnage du Capitaine. Là réside un premier enseignement que l’élection brésilienne, après l’élection de Donald Trump aux USA, adresse aux démocraties du monde entier : lorsque la détresse et les troubles menacent nos sociétés, l’élection présidentielle, acmé de nos système électoraux, ne sert pas cette refondation du pacte social à laquelle nos institutions démocratiques sont dédiées ; au contraire, elle excite la conflictualité et peut disqualifier le civisme.

D’autant plus, entend-on, que le Brésil est une « jeune démocratie ». Certes, la démocratie brésilienne est récente, mais qu’on prenne bien garde, pour autant, à ne pas infantiliser les citoyennes et citoyens brésiliens et de ne pas les considérer, à trop bon compte, comme décidément plus niais que nous. Une « jeune démocratie » ne porte pas en elle un manque d’« éducation » ou de « conscientisation » de ses concitoyens. Les États-uniens, citoyens de la plus vieille démocratie du monde, ont-ils élu Donald Trump forts d’un esprit civique pluriséculaire ? Non, ce qui caractérise une « jeune démocratie » et qui frappe cruellement le Brésil, c’est plutôt le manque d’espaces publics, c’est-à-dire de lieux physiques, discursifs, mémoriels ou institutionnels de rencontre et d’échange avec l’autre, entre citoyennes et citoyens égaux bien que de cultures et d’intérêts souvent divergents.

Citoyens d’une « jeune démocratie », les Brésiliens sont dépositaires de représentations, de récits et même de vécus – pour les plus âgés – forgés durant la dictature militaire et la Guerre froide, à une époque de diabolisations respectives intenses et de confrontations violentes. Jair Bolsonaro et les siens en perpétuent le culte et en entretiennent les haines, mais au-delà des groupes fascisants et militaristes, les classes moyennes et aisées brésiliennes sont restées réceptives au récit présentant toute mouvance de gauche, et le PT en premier lieu, comme crypto-castriste ou crypto-communiste. La ruine vénézuélienne et chaviste a puissamment été instrumentalisée pour réactiver ce récit qui, au demeurant, s’ancre dans l’opinion généralisée au sein des classes moyennes et aisées de toute l’Amérique latine selon laquelle la progressivité de l’impôt tiendrait du communisme. À l’inverse, les crimes de la dictature militaire n’ont pas fait l’objet au Brésil de politiques publiques mémorielles comme c’est le cas en Uruguay, en Argentine et même au Chili. Au Brésil, la démocratie n’a pas construit de mémoriaux de la dictature et n’a pas poursuivi en justice les auteurs de tortures. L’absence de chantier public judiciaire, éducatif ou muséal autour de la mémoire du régime militaire a engendré une absence de mémoire négative de la dictature au Brésil en dehors des milieux militants de gauche. D’où, ces dernières semaines, l’indolence de si nombreux Brésiliens face aux discours pro-dictature de Bolsonaro. La longue période dictatoriale semble même avoir pris les atours d’une époque dorée pour une part élargie de l’opinion publique excédant les groupes d’extrême-droite. Qu’est-ce que la « jeune démocratie », en effet, si ce n’est la crise de la dette des années 1980, l’hyperinflation des années 1990, l’explosion de l’insécurité urbaine des années 1990 et 2000 et, enfin, le fourvoiement de la croissance économique par le PT corrompu ?

Ces récits se sont diffusés sur les réseaux sociaux, surtout Facebook et WhatsApp, désormais privilégiés par les Brésiliens pour s’informer. Ces réseaux sociaux ne sont pas des espaces publics d’informations. La campagne s’y est jouée autant, si ce n’est davantage que dans les médias établis. S’y sont formés des boucles de messages et des groupes d’amis partageant, dans un espace du même sans contradiction ni nuance de discours, des nouvelles entretenant des délires collectifs propagés par l’équipe de campagne de Bolsonaro.

La campagne électorale brésilienne démontre ainsi une nouvelle fois que l’usage des réseaux sociaux et la propagation de fake news sont devenus un défi majeur pour la continuité de la vie démocratique. Elle porte là un second enseignement que nos « vieilles » démocraties ne peuvent se permettre d’ignorer : pour que démocratie il y ait, pour que le vivre ensemble résiste aux crises économiques, à la faillite des élites politiques et à l’aggravation des inégalités sociales, il faut ménager et affirmer collectivement, de la commune à la Nation, des espaces et des services publics de confrontation de l’information, de connaissance de l’autre et de ses problématiques. Des espaces de rencontre, d’ouverture et de confiance devenus si rares dans la géographie concrète des métropoles ségréguées, et que les institutions politiques, judiciaires et médiatiques brésiliennes ont progressivement cessé d’incarner.

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