Par Emmanuel Bonin, membre d’A nous la démocratie !
Mardi 16 octobre 2018, les journaux télévisés ont diffusé des images dont le contenu m’aurait paru hélas assez banal, à savoir des perquisitions chez un homme politique, si Jean-Luc Mélenchon – puisque c’est lui dont il s’agit – n’avait pas réagi avec l’excès dont il devient coutumier, suscitant quelque incrédulité chez le téléspectateur que je suis, puis il faut l’avouer, de la consternation.
Revoyons les extraits vidéos :
« (…) La République, c’est moi ! C’est moi qui suis parlementaire ! » cria-t-il à la face du policier qui bloquait l’accès à son local. « Ma personne est sacrée » avait-on pu entendre plus tôt dans son facebook live. Alors qu’hier il réclamait placidement que justice se fasse pour les autres (cf. ses propos à l’encontre de François Fillon et Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2017), le voici poussant des cris d’orfraie maintenant qu’il est directement visé… C’est vrai que les professionnels de la politique ne s’embarrassent guère de contradictions criantes.
Pour autant, si l’on parvient à s’abstraire de l’écume médiatique et à prendre de la hauteur, ne subsiste-t-il pas un soupçon ? Soupçon d’une justice sous influence du pouvoir politique. Je ne cherche pas à accréditer l’idée du complot politique, mais force est de constater que les principes susceptibles de garantir une justice impartiale au justiciable ne sont pas réunis en France. Pourquoi ? Selon M. Mélenchon, cette enquête serait initiée par le pouvoir, puisqu’elle est conduite par un procureur dont l’autorité hiérarchique est la Garde des Sceaux. La critique fait mouche.
Une justice sous influence
En effet, la carrière des procureurs est directement conduite par le ministère de la Justice : il les nomme à leurs postes et définit la politique pénale qu’ils devront appliquer. Par conséquent un procureur voulant faire carrière estimera peut-être qu’il lui faut plaire au pouvoir en place pour progresser. Une interview donnée par l’ancien procureur Eric de Montgolfier à Mediapart le 17 mars 2017 vient corroborer cette intuition : « (…) quand une grande majorité du corps judiciaire s’intéresse plus à sa carrière qu’aux affaires, on est bien dans un phénomène de corruption, c’est la corruption de l’esprit public et de l’esprit judiciaire. En 40 ans d’activité, j’ai rencontré beaucoup de magistrats qui avaient plus le sens de leurs affaires que celui de la justice. »
En outre, ces magistrats – dits du parquet – soumis hiérarchiquement au Garde des Sceaux tendent à marginaliser les magistrats du siège, c’est-à-dire les juges, notamment les juges d’instruction, qui se ne se voient confier plus que 4 % des affaires pénales, alors que leur statut leur confère une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique.
Les pouvoirs des procureurs ont été considérablement renforcés ces vingt dernières années (lors d’une enquête préliminaire, ils peuvent procéder à une comparution forcée, à un mandat de recherche, à des perquisitions et saisies sans assentiment, à des écoutes téléphoniques sans autorisation du juge des libertés), si bien que l’utilité du juge d’instruction peut désormais sembler vaine.
Pourtant son indépendance statutaire en fait un élément essentiel de la nécessaire impartialité qu’exige une démocratie de son institution judiciaire. Cette indépendance du juge d’instruction se caractérise par sa nomination et son inamovibilité :
- pour nommer un juge d’instruction, le gouvernement est contraint par l’avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Tandis qu’en cas de nomination d’un procureur, l’avis du Conseil supérieur de la magistrature n’est que consultatif.
- une fois nommé à son poste, un juge d’instruction bénéficie de l’inamovibilité, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être muté sans son consentement.
La Cour Européenne des Droits de l’homme ne s’y était d’ailleurs pas trompée puisqu’elle a considéré à deux reprises (arrêts Medveedyev et Moulin en 2008 et 2010) que « (…) du fait de leur statut, les membres du ministère public en France ne remplissent pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif (…) » et que par conséquent le parquet ne pouvait être considéré comme une autorité judiciaire.
Le lendemain, mercredi 17 octobre 2018, à l’Assemblée, Jean-Luc Mélenchon réitéra ses accusations à l’encontre du gouvernement. Édouard Philippe lui répondit que la justice menait son travail en toute indépendance.
On a vu plus haut qu’on ne peut pas parler d’indépendance de la justice en France.
Pourtant, le 26 septembre dernier, Mediapart révélait comment le Président de la République a manœuvré pour nommer en remplacement de François Molins, un procureur de Paris à son goût, Rémy Heitz qui a travaillé à plusieurs reprises dans des cabinets ministériels, et éconduire le candidat sélectionné par la Direction des services judiciaires Marc Cimamonti.
Comment oser parler de justice indépendante ?
Propositions pour rendre la justice plus indépendante et plus démocratique
Si l’on veut se défaire de ce soupçon d’enquête pilotée par le gouvernement, il faut supprimer la soumission institutionnalisée du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. Bref, il faut séparer les pouvoirs afin de garantir l’impartialité qui fait défaut à notre justice.
Sans bouleverser fondamentalement nos institutions, on devine facilement quelles mesures simples permettraient de couper le lien hiérarchique entre la ou le Garde des Sceaux et les magistrats.
La mesure la plus simple consisterait à calquer les modalités de nomination des magistrats du parquet sur celles du siège quitte à les fondre dans un seul corps. C’est-à-dire que le pouvoir devrait se conformer à l’avis du CSM pour nommer un magistrat quel qu’il soit. Et chacun d’entre eux devrait pouvoir bénéficier de l’inamovibilité.
Le mieux serait sans doute de confier au CSM (Conseil supérieur de la magistrature) la gestion de la carrière de l’intégralité du corps judiciaire sans intervention du pouvoir politique. Pour mener à bien une telle mission, il serait nécessaire de lui transférer une partie de l’administration du ministère de la justice.
Puisque la justice est rendue au nom du peuple (art. 454 du code de procédure civile), sans que l’on sache exactement ce que cela signifie, je crois qu’il ne serait pas excessif de permettre à ce peuple d’exprimer de temps en temps sa volonté autrement que par le truchement d’autrui. Et en matière judiciaire, on doit pouvoir l’associer davantage. Le Droit est certes une matière complexe dont l’application nécessite une grande expertise. Pour autant, la justice d’une démocratie ne peut rester l’affaire que des seuls juges.
Alors qu’actuellement, le pouvoir politique nomme directement ou indirectement une majorité des membres du CSM, il faudrait faire entrer le peuple dans ce CSM par le biais d’un tirage au sort à partir de la liste des électeurs de laquelle les citoyens pourraient se désinscrire s’ils ne souhaitaient pas exercer une telle activité. Ils constitueraient pour moitié plus un membre le collège décisionnel du CSM, les autres étant des magistrats élus par le corps judiciaire. Ainsi, les juges apporteraient leur expertise précieuse aux citoyens membres pour gérer la carrière des magistrats que ce soit en termes de promotion ou de discipline.
Cette composition aurait le mérite de s’affranchir à la fois de la tutelle du politique mais aussi du biais corporatiste que ne manquerait pas d’avoir un CSM composé d’une majorité de magistrats.
3 mesures simples et non pas un bouleversement institutionnel. Pourtant, la Justice en sortirait profondément transformée, enfin dotée de l’indépendance à même de la crédibiliser aux yeux de nos concitoyens.
Trois remarques:
D’abord le rappel de ce qu’est fondamentalement la justice:
La justice est un pouvoir politique. Lorsqu’on parle de séparation des pouvoirs, ce n’est pas un principe en soi et pour soi, c’est le principe fondamental de la cette théorie pragmatique de l’exercice du pouvoir politique de l’État qu’est la Démocratie. La Justice est donc un de ces trois pouvoirs politiques, le dernier nommé, traditionnellement, après le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif notamment dans une Constitution démocratique. On notera qu’en France, qui n’est pas une Démocratie, même si on peut estimer que ses institutions sont majoritairement démocratiques, le pouvoir exécutif est défini en premier, en héritage de l’Ancien Régime. Et, comme il est noté dans l’article, ce pouvoir exécutif n’est pas séparé du pouvoir judiciaire.
Si en France la justice est réputée être rendue «au nom sur le peuple», c’est pour mieux jouer de cette formulation abstraite qui autorise toutes les interprétations que, notamment, les idéologies totalitaires ont instrumentalisé comme on le sait. Cette ambiguïté permet entre autres de de donner au chef du pouvoir exécutif, le Président de la République, une sorte de statut de «petit père du peuple», ou de «monarque républicain», qui sert, à l’évidence, à le mettre à l’abri de la justice comme on a pu le constater maintes fois récemment avec Chirac et Sarkozy. Rien ne rend mieux «garant de l’indépendance de la justice» que d’en être à l’abri. On peut aussi en voir un contre-exemple aux États-Unis où un procureur enquête en ce moment sur le Président, qui s’est entouré d’avocats pour se défendre, et reste susceptible d’être entendu, voire inculpé, à tous moments. Et il n’est pas le premier à s’être retrouvé dans ce cas.
Reste maintenant la question de savoir ce qui légitime démocratiquement la justice en France. La réponse courte serait: rien. Le Conseil supérieur de la magistrature ressemble plus à une assemblée corporatiste qu’à une assemblée démocratique. Et croire que ses membres sont parfaitement neutres politiquement ne saurait être qu’une illusion. Et concrètement, on peut avoir la quasi-certitude que l’opinion politique majoritaire qui y règne est de maintenant le système en l’état, voire d’y renforcer le pouvoir corporatiste de l’Administration judiciaire.
Concernant plus directement les affaires Mélenchon, Chikirou et la France Insoumise, une dernière remarque. Quelle que soit l’opinion politique qu’on peut avoir d’eux (et celle de l’homme politique en moi est extrêmement négative) on peut observer que les enquêtes en cours posent un grave problème du point de vue, toujours, de cette théorie pragmatique de l’exercice du pouvoir politique qu’est la Démocratie. Mélenchon et la France Insoumise sont déjà en campagne électorale pour les élections européennes. On peut déjà prévoir que la justice corporatiste extrêmement lente (c’est une tautologie), va pourrir cette campagne électorale avec le cortège habituel de fuites dans la presse, d’interminables appels à dessaisir le parquet au Ministère de la Justice (ahah) et au président du Tribunal de Grande Instance de Paris, où il vont se heurter à ce qu’on appelle poétiquement «les lenteurs de la justice» pour éviter de d’appeler la justice bureaucratique une justice antidémocratique. On pourra aussi remarquer que Jean-Luc Mélenchon ne va pas en profiter pour exiger la suppression de la Cour de cassation, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel et la création d’un véritable pouvoir judiciaire indépendant avec une Cour suprême accessible à tout citoyen et démocratiquement élue.
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