La nécessaire appropriation démocratique du principe de précaution
« Vive le progrès technique ! » : c’est ainsi que se réjouissait une femme interviewée par l’ORTF le 12 avril 1961, à la nouvelle de la réussite du vol habité de Yuri Gagarin dans l’espace. Faisant abstraction des enjeux géopolitique de la Guerre froide, elle témoignait de l’espoir porté par le développement technique.
De fait, les progrès de l’aventure aérospatiale ne se sont pas arrêtés là.
Alors qu’aujourd’hui une moyenne de 200 satellites sont envoyés chaque année dans l’espace, l’entreprise du multimilliardaire, Elon Musk, projette de placer en orbite pas moins de 42 000 satellites dans le cadre du projet Starlink pour assurer une couverture haut débit à tous les recoins les plus reculés de la planète. D’après ce dernier, « Les clients pourront regarder des films en haute définition, jouer à des jeux vidéo et faire tout ce qu’ils veulent »
A cette fin, l’entreprise de lanceurs d’engins Space X (propriété d’Elon Musk), assure depuis cette année le déploiement de 60 satellites en orbite géostationnaire par mois !
Jouer à des jeux vidéo ? C’est bien évidemment possible aujourd’hui depuis chez vous. Mais cette possibilité sera offerte depuis n’importe quel endroit de la planète. Depuis le Sahara, comme depuis l’Antarctique… Mais est-ce vraiment indispensable ?
Cette question ne parait pas préoccuper Elon Musk, devenu entre-temps l’homme le plus riche de la planète car il fourmille de projets. Pour n’en citer qu’un autre, il est également à l’origine du projet NeuralinK, dont le but est d’inventer l’homme augmenté, concrétisation industrielle du transhumanisme. Il s’agit d’augmenter les capacités humaines en dotant des individus d’une intelligence artificielle « embarquée » ou autrement dit implantée dans le corps et couplée au cerveau afin d’en décupler le potentiel.
En 2018, il étalait sa puissance à la face du monde, en expédiant -pur acte gratuit- une voiture Tesla dans l’espace.
Au-delà de la personne emblématique d’Elon Musk, le développement incontrôlé de la technique invite à poser à nouveaux frais la question irrésolue de sa maîtrise, et ce d’autant plus urgemment que la déstabilisation de notre environnement se fait chaque jour davantage ressentir.
Les risques et dangers générés par le « progrès » technique ne doivent-ils pas amener non seulement à l’interroger mais aussi à l’encadrer ? Mais comment l’encadrer ? et surtout à qui doit revenir ce rôle ?
I) Un développement technique débridé
Le développement technique, aussi appelé progrès technique, a pu être pensé de manière positive, comme phénomène émancipateur. Il est vrai que le développement technologique a permis de faciliter le travail des femmes et des hommes et à leur libérer du temps. Il ne faut bien évidemment pas occulter le rôle des luttes sociales dans l’amélioration des conditions de travail, mais si l’on songe par exemple au secteur agricole, le développement du machinisme a sans doute rendu le travail des paysans moins harassant qu’il ne pouvait l’être au Moyen-Age.
Avant de pousser plus avant la réflexion, il me faut préciser ici ce que j’entends par développement technique. Cette notion recouvre un ensemble plus large que celui communément retenu par les économistes, c’est-à-dire les innovations technologiques destinées à accroître la productivité des facteurs de production. Je le définis ici comme l’ensemble des inventions scientifiques et techniques et des innovations technologiques. Ces dernières résultent du fruit du travail d’individus isolés ou de groupes d’individus travaillant de concert en laboratoires privés ou publics.
Je privilégie la notion de développement technique à celle de progrès technique car la terminologie me paraît plus neutre.
La confiance aveugle dans les bienfaits du « progrès » technique n’est plus de mise depuis au moins le début du XXème siècle et les ravages de la Première guerre mondiale.
Bien sûr, on trouve des expressions plus anciennes de critique de la notion de progrès, chez Jean-Jacques Rousseau notamment.
Mais les développements de la technique au cours des XXème et XXIème siècles nous ont fait ressentir notre finitude non plus en tant qu’individu mais en tant qu’espèce.
Le « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » de Paul Valéry, devient Nous autres, êtres humains, nous savons maintenant que nous sommes mortels.
Malgré ce siècle de malheur, et la désapprobation de la puissance destructrice de la technique, rien ne semble juguler le flux sans cesse plus fourni des innovations.
Il faut visionner -je vous y invite- les vidéos de démonstration de l’entreprise de Boston Dynamics, désormais propriété du conglomérat Google. On y voit des robots effectuer des prouesses dignes des meilleurs gymnastes. Ailleurs, on voit leur fameux chien-robot utilisé dans des entraînements de l’Armée Française. Époustouflant, ou carrément flippant, je vous laisse le soin du bon adjectif. Des robots remplaçant les soldats sur les prochains fronts relèvent de moins en moins de la science-fiction et font étrangement écho au film The Terminator, dans lequel des robots détruisent la moitié de l’humanité dans la décennie 2020…
La notion de développement technique ne recouvre d’ailleurs pas seulement ces créations de produits ultra-sophistiqués. Elle emporte avec elle une vision du monde comme réservoir de matières premières, et entraine par là une mise en coupe réglée de la nature.
Je pense à titre d’illustration aux vidéos de l’association L214, dans lesquelles on voit ces animaux, vaches, moutons, cochons, poules, entassés par milliers à l’abris des regards dans d’immenses hangars aveugles.
Selon le philosophe allemand du XXème siècle Martin Heidegger, la technique moderne se caractérise par une appréhension de la nature comme « réservoir d’énergies »[1]. Il parle d’arraisonnement (traduction du terme gestell) de la nature.
Mais revenons à la caractérisation du développement contemporain de la technique. J’ai parlé de développement débridé.
Il me semble en effet que les innovations technologiques sont plus le fait d’individus ou plutôt d’entreprises privées que par le passé où les Etats, pris dans la bi-polarisation du monde de la Guerre froide, gardaient une mainmise certaine sur le développement technologique, fruit de laboratoires publics, parfois privés mais répondant largement à des commandes publiques.
Aujourd’hui les principales ruptures technologiques sont davantage le fruit d’entreprises privées (Space X, Google, Apple, Amazon, etc) devenues immenses et s’affranchissant allègrement de la réglementation (fiscale notamment mais pas seulement) pensée dans un cadre national, toujours contournées à des fins rarement louables.
Leur puissance semble les affranchir de toute contrainte juridique ou morale.
L’entreprise Space X veut envoyer 42.000 satellites dans l’espace ? Elle va polluer l’espace ? Elle va même perturber les transmissions des satellites météo pourtant essentiels à nombre d’activité humaine ? Ruiner les rêves de nos enfants qui ne parviendront plus à distinguer la Grande Ourse dans ce nuage de métal ?
Que peut-on y faire ? Si ce n’est mordre son chapeau derrière son poste radio ? Elon Musk est riche de 160 milliards de dollars ? que suis-je face à lui ? Et même le gouvernement Français ? Que peut-il faire ? Jouer du menton -ce en quoi il excelle d’ailleurs- et après ?
Une deuxième caractéristique du développement technique réside dans la captation de celui-ci par les grandes fortunes. Tout un pan du développement technique paraît découler de celui des inégalités socio-économiques. Il y avait des gens très riches avant les années 70, bien sûr, mais aujourd’hui des industries entières reposent sur leur insatiable appétit de distinction :
- les jets privés (dont le Français Dassault est spécialiste),
- les hélicoptères de tourisme,
- les SUV haut de gamme, les yachts ou voiliers (créneau dans lequel les Français Benneteau et Fountaine Pajot excellent),
- sans parler du développement des vols spatiaux destinés aux touristes fortunés (projets de Virgin et de Space X).
Le développement technique apparaît comme un phénomène spontané, pris dans une course folle dont on ignore la fin. Objet de réflexion philosophique, de source d’inquiétude collective, il n’en reste pas moins incontrôlé.
Pourtant le problème continue de se poser : Comment éviter les conséquences potentiellement néfastes de la technique ?
II) L’écologie, comme pensée de la nécessaire maîtrise de la technique
Abordons différentes propositions de maîtrise de la technique :
La solution des économistes
Dans le jargon de la micro-économie, la question se pose ainsi : Comment internaliser les externalités négatives ?
Le sous champ de l’économie publique rejette toute intervention de l’Etat en matière de développement technique, en vertu de l’allocation optimale du capital financier par le marché.
Qu’est-ce à dire ? Le marché (dans un cadre de concurrence pure et parfaite) sélectionne les innovations pour lesquelles une demande réelle existe. La rentabilité d’un produit innovant attirera les capitaux privés. Les autres ne trouvant pas leur « marché », autrement dit ne trouvant pas de débouchés, sont abandonnées. Par conséquent, l’Etat doit se contenter de ne pas intervenir en matière de développement technique.
On connaît les contre-exemples souvent cités : le minitel, l’informatique grand public de Bull, l’échec d’Alcatel dans la téléphonie. La propriété publique de ces entreprises n’est pas compatible avec l’incitation financière (l’appât du gain !) susceptible de faire réagir suffisamment vite le manager d’aujourd’hui.
D’où la privatisation vue comme indispensable à l’adaptation de l’économie française à une mondialisation sans pitié pour les acteurs économiques lents.
De ce point de vue, une bonne innovation est une innovation rentable.
Mais la théorie économique moderne admet que la technique peut réduire le bien-être global, c’est-à-dire générer des nuisances, appelées externalités négatives. L’usage d’un produit, d’un bien génère parfois des coûts pour autrui, qui ne sont pas intégrés dans le prix du dit bien ou service. Ce qui constitue une « imperfection » du marché.
Par exemple, l’implantation d’une papèterie sur un territoire peut nuire aux pêcheurs car celle-ci rejette des polluants dans la rivière tuant les poissons qui s’y trouvent.
La solution alors imaginée par l’économiste anglais Arthur Cecil Pigou consiste à internaliser le coût de la pollution. Il faut que le coût de production de l’entreprise reflète l’intégralité des coûts, y compris ceux de la pollution. La hausse du coût génère une incitation à moins polluer (principe du pollueur payeur). Dans notre exemple, il faut chiffrer la perte subie (aussi appelé la diminution du bien-être) par les pêcheurs et leurs clients et l’ajouter aux coûts de production de la papèterie.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, certaines autorités publiques ont développé des taxes carbone. Les carburants dont le prix est grevé par la taxe deviennent relativement plus chers au regard d’énergies alternatives telles que l’électricité.
Pour autant, si nous revenons à notre exemple de voiture envoyée dans l’espace par Elon Musk, ou des 42000 satellites que son entreprise est en train d’expédier en orbite, il ne s’agit pas tant d’intégrer le coût de la pollution générée par la propulsion des engins spatiaux que de déterminer si nous en avons réellement besoin, si nous, en tant que société, le voulons.
J’insiste un peu sur cette limite de l’économie, car la prépondérance donnée aux économistes (supplantés depuis peu par les médecins) dans le débat public pour expliquer à peu près l’intégralité de la réalité, laisse à penser que les fins qu’ils jugent souhaitables -un taux de croissance de 2,5%, un taux de chômage ramené à 6%, des dépenses publiques à l’équilibre, une dette publique ramenée à 50%, sont celles que partage le reste de l’humanité. Je crois au contraire que la question de la détermination des fins de la vie en société ne peut pas relever d’une science d’étude des échanges économiques entre être humains, aussi passionnante soit-elle.
Une solution philosophique :
Élargir la notion de responsabilité à un nouvel horizon temporel, le futur
Dans l’ouvrage Le principe responsabilité publié en 1979, le philosophe allemand Hans Jonas, élève de Martin Heidegger, fonde une nouvelle éthique destinée à répondre aux défis posés par la technique moderne.
En effet, il constate (dès les années 70…) que notre civilisation technologique détruit la nature jusqu’à mettre en péril l’existence de la vie sur Terre, et partant de l’espèce humaine :
« La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. »[2]
Si l’on veut actualiser ce constat, je rappellerai que le climatologue Jean Jouzel, ancien Président du GIEC, prévoit des températures caniculaires atteignant les 55°C en France d’ici 2050. Dans 29 ans donc.
Hans Jonas invite à élargir la notion de responsabilité non plus seulement à nos actes passés (en droit, la responsabilité d’un individu est mise en cause au regard d’actes passés) mais aussi aux conséquences futures de nos actes contemporains. Car les effets collatéraux néfastes de nombre d’inventions nuisent aux générations futures, et hypothèquent jusqu’à la possibilité de leur existence. L’énergie nucléaire en est la parfaite illustration : l’industrie de l’électricité génère des déchets qui polluent et pollueront le sol durant plusieurs millénaires.
Il élabore ainsi quatre maximes, à la manière d’Emmanuel Kant. Je n’en reproduis qu’une ici :
« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre. »
Dès lors, le développement technique doit être interrogé à l’aune de son potentiel destructeur.
Une solution politique :
l’autoritarisme comme levier de maîtrise de la technique
Les régimes politiques libéraux dans lesquels la liberté d’agir et d’entreprendre constitue une valeur primordiale protégée par l’État de droit ne parviennent que très imparfaitement voire pas du tout à juguler les innovations inutiles voire dangereuses.
C’est pourquoi Hans Jonas leur préfère une « tyrannie bienveillante » seule à même de canaliser le torrent d’innovations technologiques.
L’actualité ne lui donne pas tout à fait tort. Le pendant chinois d’Elon Musk, Jack Ma fondateur du géant du numérique Alibaba, a disparu durant 3 mois au début de l’année 2021, période durant laquelle il lui aurait été expliqué qui était le patron en Chine.
Le but recherché vise sûrement plus à le soumettre qu’à le convertir à une sobriété écologique, mais il n’en reste pas moins que le pouvoir chinois démontre ainsi la prédominance du politique sur l’économique dans ce cadre dictatorial.
J’en déduis que si le gouvernement chinois ne voulait pas d’une technologie, il pourrait facilement en empêcher la diffusion.
Pour autant, on peut se demander si une tyrannie est compatible avec une vie authentiquement humaine qu’Hans Jonas fixe comme fin morale. Tel le personnage Goetz, tantôt dieu tantôt diable dans la pièce de Sartre, on aura beau la qualifier de bienveillante, rien n’empêchera la tyrannie de devenir malveillante puisqu’elle rejette les contre-pouvoirs et par conséquent les règles de l’Etat de droit.
III) Rendre le principe de précaution opérant : démocratiser le contrôle de la technologie
Si Hans Jonas a pu critiquer l’inaction des gouvernements représentatifs, le succès de son œuvre a contribué à renouveler le débat public, tant et si bien qu’elle est désormais considérée comme un des fondements intellectuels de l’écologie.
Le contexte du développement de la science génétique et la fabrication d’organismes génétiquement modifiés (OGM) entra en résonnance avec sa pensée. Un des chercheurs précurseur de ce domaine, l’Américain Paul Berg, lauréat du prix Nobel, a invité dès 1975 la communauté scientifique à se pencher sur la portée potentiellement néfaste de cette nouvelle technique.
Elaboration de la notion de principe de précaution
Le principe responsabilité s’est ainsi vu traduire juridiquement en principe de précaution, élevé en France au rang de norme suprême en 2005, puisqu’il est inscrit dans l’article 5 de la Charte de l’environnement, texte adossé à la Constitution en 2005 :
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
Si certaines décisions de justice font désormais clairement référence au principe de précaution, la concrétisation dans l’action publique en reste toutefois modeste.
En réalité, la validation de nombre de grands projets relève bien plus souvent du seul pouvoir exécutif : construction des nouveaux réacteurs nucléaires de type EPR (celui de Flamanville a coûté la modique somme de 19 milliards d’euros. EDF était parti sur la base de 3 milliards…), déploiement de la norme de téléphonie mobile 5G. Et s’il renonce à certains grands projets (Notre Dame des landes, le terminal 4 de l’aéroport Charles de Gaulle) ou à autoriser certaines nouvelles technologies (OGM), c’est bien souvent la conséquence de l’action militante associée à la pression de l’opinion publique.
Sans doute la proximité toujours plus étroite entre élite politique et économique entrave-t-elle une application un tant soit peu volontaire du principe de précaution.
Le Président Macron ne déclarait-il pas « je ne crois pas au modèle amish » à l’encontre de ceux qui réclamaient non pas ‘interdiction mais seulement un moratoire au développement de la 5G le temps que des études sérieuses soient menées pour évaluer l’impact sanitaire de cette technologie. Sans parler de son utilité réelle. Servira-t-elle réellement à autre chose que regarder du porno en HD dans les ascenseurs ?
Mais déjà, on nous ressort l’argument du déclin français ou européen pour couper court à tout débat et foncer tête baissée.
Réguler le développement technique :
la voie de la création d’une chambre du futur
Je considère qu’il faut non pas appeler à un retour vers l’autoritarisme même bienveillant, mais chercher la solution dans un approfondissement de la démocratie.
Le philosophe Français, Dominique Bourg, reprend la réflexion d’Hans Jonas au niveau de la traduction politique des préceptes moraux ancrés vers le futur. Il conserve l’idée d’un conseil chargé d’évaluer les conséquences du développement technique, pour lui donner une orientation démocratique.
Il conçoit l’idée d’une Chambre du futur adjointe à l’actuel Parlement. Elle serait composée de 60 membres dont la moitié serait des personnalités qualifiées et l’autre moitié des citoyens tirés au sort. Leur rôle consisterait à penser le long terme, en donnant leur avis sur les grands projets et disposant d’un droit de veto sur le travail parlementaire dès lors qu’une disposition législative lui paraîtrait contrevenir à l’intérêt des générations à venir.
La proposition de Dominique Bourg permet de renouer avec la confiance en autrui propre à l’humanisme et d’ancrer la préoccupation de la technique dans le champ des institutions républicaines.
Cependant, elle ne me paraît pourtant pas à la hauteur de l’enjeu car trop timorée.
Je m’explique :
Le Parlement élabore déjà des règles pour demain. Les textes de loi s’appliquent pour les temps à venir. Cette 3ème chambre pourra-t-elle trouver sa place ? Ne risque-t-elle pas d’entrer en conflit avec l’Assemblée et le Sénat ? Quelle chambre décidera en dernier ressort ?
Les temps sont mûrs pour la démocratie directe
Pour déterminer quelle institution doit décider en dernier ressort, il faut analyser la légitimité de chacune et désigner celle qui en présente le plus haut degré.
La source de la légitimité politique des régimes libéraux réside ultimement dans la souveraineté populaire.
L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme :
« Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément »
L’article 3 de la Constitution de 1958 débute ainsi :
« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »
On notera la subtile rédaction de la première phrase : la proposition principale pose le principe de souveraineté du peuple, mais la relative introduit de suite la délégation du pouvoir à une représentation…
J’affirme que si l’on prend au sérieux les préceptes républicains d’égale dignité des femmes et hommes membres de la société, alors il faut croire en leur capacité à définir eux-mêmes l’avenir qu’ils désirent.
Il faut donc cesser de proclamer hypocritement la souveraineté du peuple pour la lui ravir la seconde d’après, en le privant du pouvoir de décider par lui-même. L’octroi du seul droit de se choisir un chef ne sied plus au peuple éduqué et profondément démocratique de France.
L’exercice du pouvoir par le peuple ne signifie évidemment pas réunir les 46 millions d’électeurs dans une place, une sorte d’agora géante pour prendre une décision. Il suppose la mise en place d’institutions nouvelles et plus sophistiquées (comme l’étude de l’Athènes antique[3] nous le révèle) que celles trop centralisées et descendantes de la Vème République.
Dès lors que les institutions d’une démocratie directe sont pensées de manière à faire advenir une délibération commune sérieuse, les propositions élaborées par le peuple s’avèrent à la hauteur des enjeux.
On l’a vu à travers l’expérience, hélas sabotée par le gouvernement, de la Convention citoyenne pour le climat. Dans un cadre temporel très restreint, les 150 citoyens tirés au sort sont parvenus à s’emparer avec sérieux du sujet de la transition écologique, puis à monter en compétence et enfin élaborer des propositions applicables.
Je veux insister brièvement sur cette capacité de chacun d’entre nous à monter en compétence sur un domaine. Le rôle du cadre institutionnel s’avère primordial pour dépasser la démocratie du sondage dont on voudrait nous faire croire qu’elle reflète la volonté des Français alors qu’elle en est que la gangue grossière. En sanctuarisant un espace-temps (l’espace : ici le palais d’Iéna siège du CESE, le temps : 7 sessions de travail en commun de 2 à 3 jours étalées sur 9 mois), le débat construit et apaisé peut prendre place à l’aide de professionnels de l’intelligence collective et d’interventions d’experts du domaine étudié. La gemme de la volonté délibérative n’apparaît qu’au terme d’un labeur collectif précis et appliqué.
Le principe de précaution implique la capacité à se projeter vers un horizon lointain, dont précisément les professionnels de la politique manquent, tant ils sont absorbés par leur réélection dès le lendemain de leur élection, piégés par le court-termisme médiatique, de la réaction à chaud (un fait divers, une loi). Tandis que les citoyens ordinaires tirés au sort, libérés de la nécessité du paraître, peuvent envisager sereinement le temps long ; celui du climat, des OGM, des déchets nucléaires, ou encore de l’aérospatiale.
Thierry Pech et Clara Pisani-Ferry qui ont accompagné cette expérience abondent en ce sens :« les citoyens sont capables, moyennant une méthodologie et des procédures parfois sophistiquées, d’assimiler les informations fondamentales d’un sujet complexe, de répondre à une question largement ouverte et de faire des propositions applicables, proches dans leur formulation de véritables textes de loi. »
L’opérationnalité du principe de précaution est conditionnée à son appropriation par le peuple.
Revenons à la proposition de Dominique Bourg. Si chambre du futur il doit y avoir, elle doit être composée uniquement de citoyennes et citoyens tirés au sort. Et ses décisions doivent primer les deux autres assemblées moins légitimes parce qu’intermédiaires imparfaites de la volonté du peuple. S’il ne faut pas surestimer la capacité du tirage au sort à reproduire toute la diversité des Français[4], il présente toutefois la vertu de réduire voire de supprimer les conflits d’intérêt et la pression des lobbies particulièrement forte en matière de nouvelles technologies, deux biais caractéristiques des assemblées de représentants.
Un autre outil plus modeste appelé jury citoyen a souvent été utilisé par les gouvernements embarrassés par la question technique.
Il ressemble à la convention citoyenne pour le climat par l’utilisation du tirage au sort afin de choisir les membres qui le composent, mais sa taille sera souvent plus réduite (10 à 40 membres). Ont pu être abordés par différents jurys citoyens des questions aussi complexes que : les OGM, les antennes relais (déjà en 2009 !), les nanotechnologies, les déchets nucléaires, etc.[5]. A chaque fois, ces panels de citoyens invitent à la prudence, déplorent le défaut d’analyses scientifiques indépendantes des lobbies industriels, demandent parfois le confinement d’une technologie dans les lieux fermés des laboratoires (OGM).
Conclusion : la nécessaire réinvention du pouvoir
Les scientifiques, les chercheurs et les industriels ne peuvent plus s’exclure de la société et rejeter tout droit de regard d’autant plus légitime que la puissance de la technique ne cesse d’augmenter.
Le principe de précaution devient un outil indispensable à notre siècle. Or il ne sera rendu opérationnel qu’à la condition qu’il soit démocratique.
Cela suppose une profonde réinvention de nos institutions, qui passera par une phase de tâtonnement avant de trouver celles qui conviendront le mieux à un peuple libre et souverain.
Que ferait le peuple du principe de précaution ?
Les quelques expériences citées plus haut font la démonstration d’un usage avisé.
Je me plais à imaginer qu’il se ferait le promoteur d’une technologie émancipatrice à même de soulager les êtres humains des tâches pénibles et ingrates. Cette technologie serait développée par des entreprises dont le capital et le rendement généré seraient partagés entre salariés (un peu à la manière des SCOP).
Bref, un spaceX des tâches ménagères plutôt qu’un spaceX de la colonisation de Mars, pour permettre aux plus riches d’échapper à un environnement terrestre devenu mortel. La conquête du repassage automatisé plutôt que celle de Mars.
Emmanuel BONIN, membre d’A Nous La Démocratie
[1] Le séminaire de Zahringen, Questions III et IV, Martin Heidegger, Gallimard, collection Tel, p.479
[2] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Flammarion , Champs Essai, 1990, préface
[3] Mogens H. Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Les Belles Lettres, 1993
[4] Jean-Michel Fourniau, La sélection des mini-publics entre tirage au sort, motivation et disponibilité, hors série de la revue Participations, 2019
[5] Jacques Testart, L’humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, Seuil, 2015
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