L’opération financière d’acquisition de Suez par Véolia a bousculé l’actualité. Et si, en pleine crise démocratique, écologique et sanitaire, cette opération était en fait une opportunité sans précédent pour être inventif et efficace ? Dans un domaine, l’eau potable, où nous n’avons plus le droit à l’erreur.


Depuis le milieu du 19ème siècle, le service public de l’eau potable est un service public communal, ce qui signifie que les communes ont la responsabilité de le gérer. Même si la loi NOTRe[1] a opéré un transfert de compétences vers les communautés d’agglomération, il est toujours vrai de dire que l’identité communale reste forte. Les difficultés à finaliser les opérations administratives voulues par la loi NOTRe ne témoignent-elles pas d’ailleurs, finalement, de la réalité de la subsistance de cette identité ?

Face à cet émiettement public, il existe des opérateurs privés qui sont devenus à travers le temps des entreprises puissantes avec un pouvoir d’action qui combine expertise et capacité d’investissement jusqu’au niveau international. Le marché des opérateurs privés est organisé en oligopole, voire en duopole, jusqu’à un point où le constat récurrent de certaines pratiques (variation mal explicable et inexpliquée des prix de l’eau, influence du facteur politique sur ces variations, etc.) a souvent conduit à des soupçons à l’égard des intentions et des comportements de ces opérateurs. Cela d’autant, d’une part que ces opérateurs ont toujours agi dans une relation fortement asymétrique avec les collectivités publiques, bien souvent démunies, et d’autre part que leurs comportements ont été l’objet d’enquêtes officielles qui, si elles ont été difficilement concluantes, s’avéraient fondées et étaient toujours bien accueillies lorsqu’elles étaient déclenchées [2].

Ainsi il n’est évidemment pas surprenant que la question de la gestion de l’eau potable soit allée jusqu’à faire l’objet de débats politiques fiévreux et très engagés, sous le joug d’une arlésienne souvent avancée : la nationalisation. Jugée comme une alternative peu crédible, soit en raison de ce que l’histoire a enseigné sur l’efficacité de la nationalisation dans un contexte international soumis à la concurrence soit en raison de l’identité locale du service, la nationalisation a toujours été aisément écartée par les décideurs sans jamais entraîner une adhésion massive dans la population.

Si, aujourd’hui, le contexte est différent parce que la ressource en eau, ressource vitale par excellence, est devenue un bien qui est aussi un bien stratégique (ce que les conditions de gestion, de la région du Nil à la Californie en passant par la Bolivie ou la Jordanie, ne cessent de nous montrer), la nationalisation n’est pas pour autant devenue une alternative plus crédible. La faute revenant, sans doute, à ceux qui n’ont cessé de l’avancer sans jamais l’avancer en un projet suffisamment détaillé et responsable pour être pris au sérieux.

Nous ne pouvons toutefois pas nier la réalité et les difficultés intolérables rencontrées par trop d’entre nous pour accéder à l’eau potable. De surcroît, dans le contexte aggravé par le changement climatique qui contraint de plus en plus la gestion de la ressource et qui risque de peser sur son prix final, il est entendu que nous n’avons plus le droit à l’erreur. Comment, dès lors, faire de cette opération financière annoncée une opportunité pour inventer un nouveau mode de gestion qui permettrait, tout en conservant l’identité locale du service, de mieux réaliser les objectifs non économiques liées à la gestion de l’eau ? Voire en intégrant les logiques propres au privé, dont celle du profit, dans la logique de la gestion publique et, comme l’ont fait récemment certaines régies, faire de la gestion de l’eau aussi une source de revenus non négligeable au service de l’Intérêt général ?

Pour y répondre, deux préalables doivent d’abord être réglés : le calibrage de la dimension du service et le rapport de force entre l’État, les collectivités et l’opérateur à venir. Le passage à un « super-opérateur » privé ayant vocation à agir sur tout le territoire permettrait de poser avec une plus grande clarté d’une part l’organisation administrative du service de l’eau et d’autre part le rapport public-privé, puisque la seule concurrence qui restera sera celle entre les modes de gestion – la possibilité de mettre en concurrence les opérateurs ayant, de fait, disparu (mise à part celle qui pourra encore exister avec les autres opérateurs, de bien plus petite taille et aux interventions ponctuelles et limitées dans leur périmètre).

Ces deux points sont des sujets de recherches et de débats depuis longtemps, mais trop rares ont été les réels changements qui ont modifié tout aussi profondément qu’efficacement les conditions de service rendu aux usagers. Dans le contexte actuel, qui comprend aussi en premier lieu aussi bien une européanisation voire une internationalisation qu’une politisation de la question de l’eau et en second lieu une citoyennisation de la question politique et une volonté de plus en plus prononcée des citoyens de prendre une part active et directe à la décision publique, quelles réponses apporter ? Et que faire ?

Le gouvernement et le président de la République ont récemment essayé d’innover en matière de pratiques démocratiques en créant par exemple la convention citoyenne pour le climat. Une telle convention serait sans doute à envisager s’agissant de l’eau potable, en un modèle déclinable à d’autres régions du monde et qui pourrait, à condition de suivre un processus sincère, aboutir à des résultats concrets qui ne pourraient qu’emporter l’adhésion du plus grand nombre et, à tout le moins, libérer et faire circuler opinions et ressentis. Néanmoins, étant donné la complexité des conditions de la gestion de l’eau, la ponctualité démocratique, si elle peut s’avérer nécessaire et utile, ne pourra pas malheureusement pas s’avérer suffisante.

L’histoire nous a appris que la gestion du service de l’eau a souvent été le lieu de l’audace en politique et d’inventions juridiques intéressantes. Dans beaucoup de domaines du droit en effet, nous avons assisté à des innovations forcées par le contexte de la gestion de la ressource : en droit de l’environnement (loi Barnier), en droit des contrats publics (loi Sapin), en droit des collectivités territoriales (loi NOTRe), etc. Et de nombreux dispositifs n’existent que dans ce domaine : par exemple les agences de l’eau. En d’autres termes, il n’y a pas de meilleurs, de plus audacieux et de plus essentiels laboratoires que celui du service de l’eau.

Est-ce qu’une gestion citoyenne de l’eau est possible ? Oui, à plusieurs conditions. Une première serait de faciliter l’accès à l’information de tous les usagers et de renforcer la transparence dans ce secteur : combien de citoyens jugent illisibles leur seule facture d’eau ? Dans le même sens, une deuxième serait de simplifier l’organisation administrative. Une troisième serait de développer la qualité de la mise en concurrence entre les modes de gestion en améliorant les conditions de passage en régie, notamment en ce qui concerne le personnel et les capacités et règles budgétaires. Une quatrième consisterait à donner plus de pouvoirs aux comités d’usagers et aux associations d’usagers. Une cinquième pourrait exister sous la forme d’une création d’une vigie citoyenne qui contrôlerait, de manière indépendante et transparente, les conditions de passation des contrats. Et bien d’autres encore pourraient s’y ajouter.

Toutes ont un seul dénominateur commun : la volonté politique. Ministre de l’Économie désavoué par les opérateurs ou non, la volonté politique commande le déroulement de l’opération et de ses conséquences : au niveau étatique dans le blocage ou la facilitation de l’opération et au niveau des collectivités dans l’exécution, puisqu’elles restent les autorités qui décident de l’issue de la mise en concurrence. Dans la crise historique que nous traversons, le moment n’est-il pas venu d’unir et de rassembler les citoyens autour des questions qui les intéressent ? Unis par le virus et ses drames, n’avons-nous pas à nous unir pour décider ensemble de notre avenir ? La réponse est dans la question : « si les petites gouttes d’eau se rassemblaient, elles formeraient bien un fleuve », dit le proverbe – aussi la démocratie.


Amine Abdelmadjid, Docteur en Droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avocat, élu local et membre d’ANLD. Auteur de la thèse : « La régulation du service public de distribution d’eau potable ».


[1] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000030985460/

[2]https://www.lagazettedescommunes.com/95857/la-commission-ouvre-une-procedure-contre-saur-veolia-eau-et-suez-environnement-pour-ententes-et-abus-de-position-dominante/


Photo de Tim Mossholder sur Unsplash

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