Par Jean-Baptiste Dusséaux, réalisateur

D’aucuns se souviennent peut-être que, voilà quelques années, des « cadenas d’amour » couvraient les parapets de sécurité du Pont des Arts, à Paris.

Venue d’Europe de l’Est, cette coutume consiste, pour les couples d’amoureux, à symboliser leur relation — idylle, passion, ou mariage — en accrochant un cadenas (ou, parfois, un autre système de fermeture, comme un antivol de vélo !) à un élément de mobilier urbain, le plus souvent une grille ou un grillage. Partout dans le monde, on a vu, au cours des années 2000, fleurir ces buissons de cadenas dans les villes. Symbole, qui sait, d’un amour croissant entre les gens. Assez vite, les uns trouvaient la démarche sympathique, les autres la trouvaient « nunuche », d’autres encore n’en avaient strictement rien à cirer, mais beaucoup estimaient qu’il s’agissait de dégradation, voire de vandalisme. Touche pas à ma grille !

À Paris, c’est principalement sur les parapets de sécurité du Pont des Arts que les amoureux décidèrent de sceller leur amour. Qui connaît Paris comprend que l’endroit était assez idéal pour une telle démarche matrimoniale : un pont piéton, une vue « so romantic » sur la Seine, des grilles à disposition. Rapidement, de petits revendeurs se sont mis à proposer des cadenas, en plus des classiques mini Tour Eiffel et autres souvenirs de la capitale. Paris, ville de l’amour, tenait bien son nom ! Les cadenas se multipliaient à une vitesse vertigineuse, et recouvraient bientôt la presque totalité des parapets du pont.

La polémique avait déjà commencé. Si certains trouvaient que cette mutation du Pont des Arts était à placer du côté du street art — ou, plus simplement de l’appropriation de l’espace public par la population — d’autres, nombreux et puissants, estimaient qu’il s’agissait là d’une immonde dégradation esthétique du patrimoine architectural de Paris. Pendant quelques années se sont alors affrontées deux tendances, rivales à l’extrême : la tendance « laissez faire les gens, c’est sympa », et la tendance « c’est laid ». Qui allait gagner ? Les défenseurs de la démocratie — ces cadenas n’étaient-ils pas la voix du peuple ? — ou bien les défenseurs de la morale esthétique ?

La loi de la gravitation de Newton allait faire le bonheur de la seconde caste, celle des ayatollah du beau, notion définie par eux-mêmes. Car, en juin 2014, sous le poids des cadenas, une partie du parapet céda, menaçant la sécurité des passants qui empruntaient le pont. En effet, les cadenas accumulés au fil des ans avaient créé un enchevêtrement de plusieurs tonnes que le fragile pont, qui n’avait pas été conçu pour résister à une telle charge, était incapable de soutenir.

L’amour devenait un danger objectif pour les passants amoureux et les passants non-amoureux. Il fallait remédier à ce problème au plus vite. Le pont fut fermé, les parapets furent retirés, et les cadenas revendus au profit de bonnes œuvres.

Aujourd’hui, bien proprets, les parapets du pont ne sont plus constitués de grilles — qui seraient autant d’authentiques pousse-au-crime — mais de plaques de Plexiglas sur lesquelles il est impossible d’accrocher quoi que ce soit. À l’avenir, seule solution pour les amoureux qui voudraient laisser une marque sur ce pont parisien : l’autocollant de l’amour, qui sera lui-aussi combattu au nom de l’esthétique. La guerre contre la voix du peuple semble sans fin.

Cet épisode des cadenas d’amour n’aurait pu être qu’une anecdote — et il l’est assurément pour certains — mais il revêt pour moi, simple citoyen, un authentique enjeu politique. J’y vois, davantage que deux échecs de la démocratie, deux graves entraves à celle-ci.

Première entrave : comme toujours, on a sorti face à la voix du peuple — qui aimait mettre des cadenas —, un argument d’autorité implacable : « c’est moche ». Quand à cet argument de goût, assez subjectif, s’ajoute l’argument objectif de la sécurité, c’en est fini de la volonté populaire. On pensera aisément à pas mal d’élections récentes, la plus emblématique étant le référendum de 2005 sur la Constitution européenne. « Peuple, tu dis non ? Moi, dirigeant, je te dis que c’est idiot et que, en plus, ça va mettre le pays et l’Europe dans la panade » nous a-t-on fait comprendre, avant de nous la faire à l’envers. Je précise ici que je ne me souviens plus avec précision si j’avais voté « oui » ou « non » à cette élection, mais reste encore citoyennement scandalisé par la suite antidémocratique des événements.

Seconde entrave, c’est que quand le pouvoir est confronté à une difficulté démocratique, il choisit toujours de réduire le champ de la démocratie, plutôt que d’adapter les institutions pour vaincre cette difficulté. Dans notre exemple des cadenas d’amour, qu’aurait-il pu se passer ? Face aux problèmes de sécurité posés par le poids des cadenas — question essentielle que tout le monde pouvait comprendre — les pouvoirs politiques auraient pu estimer qu’il fallait balayer l’argument de l’esthétique, pour ne retenir que l’argument de la sécurité ; ce faisant, on aurait pu remettre des parapets plus solides, afin que le pont puisse soutenir le poids des cadenas, laissant ainsi voix populaire et sécurité cohabiter ensemble. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

Je n’ai jamais accroché de cadenas sur le Pont des Arts. Et je ne suis pas certain que je le ferais si j’avais la possibilité de le faire. Mais constater que je suis privé de cette possibilité parce que certains ont décidé que c’était ainsi, c’est insupportable. C’est bien à l’image du modèle démocratique dans lequel nous vivons : un système qui n’interdit pas aux gens de s’exprimer, mais où tout est fait pour que ce soit le plus compliqué possible, afin de décourager les citoyens de dire ce qu’ils pensent pour que, au final, on ne dise plus rien du tout.

Jusqu’à nouvel ordre…

Jean-Baptiste Dusséaux, réalisateur

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