La droite parlementaire (majoritaire au Sénat) tente de réintroduire le cumul des mandats dans la loi. La proposition de loi émanant du groupe centriste a même été adoptée au Sénat, et fait l’objet d’un examen en ce moment même à l’Assemblée Nationale.

Cette volonté semble rencontrer d’ailleurs un écho favorable du côté de l’exécutif, que ce soit à Matignon ou à l’Élysée.

Ouest France parle de retour en grâce du cumul des mandats, Le non cumul n’a pas marché, y explique Hervé Marseille, Sénateur UDI. L’ancien Président, François Hollande, héros socialiste de la lutte contre la finance , confie même pathétiquement :

« Oui, ce n’était peut-être pas une bonne idée, mais que veux-tu, Martine Aubry m’a obligé à le faire. »

Alors quoi ? Fin du débat ? Circulez, il n’y a rien à voir ? Adieu la limitation du cumul ?

On ne peut que s’étonner du fonctionnement parfois ahurissant de nos élus. Alors qu’ils font l’objet d’une défiance inédite – l’abstention record aux dernières élections municipales et régionales en témoignent – voire même parfois d’une haine, le petit monde politique bien accompagné en cela par nombre de médias complaisants, se juge de lui-même trop peu cumulard, et a bien l’intention de renouer avec les heures glorieuses du cumul, lorsqu’on atteignait sans rougir 22 mandats, 23 mandats.

Mais de quoi parlons-nous exactement ?

Le cumul par une même personne de plusieurs mandats politiques peut se décliner selon deux dimensions temporelles, la simultanéité et la succession.

Le cumul simultané visé par la réglementation en vigueur consiste à exercer en même temps plusieurs mandats. National et locaux, député.e maire par exemple, ou seulement locaux, Président.e de Région et maire.

Le cumul successif toujours illimité, consiste à enchaîner les mandats. C’est ainsi qu’on trouve des personnes maires pendant 30, 36, 42 ans voire plus encore.

Que dit la règle en vigueur ?

Les 2 lois du 14 février 2014 votés sous le quinquennat Hollande, ont en effet rendu incompatibles les mandats de parlementaire et d’une fonction exécutive locale.

Voyons les arguments des uns et des autres avant d’approfondir la réflexion sur la conception philosophique qu’ont les pros cumul de la politique.

I) L’argument en faveur du cumul des mandats

L’argument phare de promotion du retour au cumul des mandats consiste à mettre en avant une connexion « avec le terrain » plus grande des parlementaires cumulards. Ils seraient moins « déracinés ».

Louis de Broissia, sénateur UMP, déclare dans le cadre du débat préparatoire à l’élaboration de la proposition de loi visant à instituer un retour du cumul des mandats :

Un parlementaire a besoin d’avoir un regard d’élu local pour relayer auprès du Gouvernement les attentes des Français, pour élaborer et voter à Paris des lois qui peuvent être appliquées effectivement sur le terrain, pour évaluer la mise en œuvre et la pertinence des nouvelles dispositions législatives et réglementaires.

A l’inverse, le chef d’un exécutif local peut bénéficier, grâce à son mandat parlementaire, d’un accès privilégié à l’information, par exemple sur les réglementations en préparation. De plus, il dispose d’un réseau de connaissances dans la sphère politico-administrative permettant de mieux défendre les intérêts de sa collectivité.”

Je reviendrai sur cet argument, qui me paraît très contestable, plus loin.

L’hypothèse la plus solide mais moins avouable en faveur du cumul des mandats repose sur des considérations électorales.

Dans une des études les plus étoffées sur la question, le chercheur Laurent Bach, émet l’hypothèse que le cumul fait gagner en notoriété et donne par conséquent un avantage sur la ligne de départ électorale face à la concurrence. L’étude statistique de cette hypothèse lui permet d’en tester la solidité et lui donne raison.

Cela reste toutefois un argument difficilement défendable dans l’hémicycle.

II ) Les arguments traditionnels en faveur de la limitation du cumul

Il est nécessaire de revenir un peu en arrière et de se souvenir du contexte dans lequel le pouvoir socialiste s’est senti tellement acculé par l’opinion publique qu’il a fini par adopter à reculons la loi de limite du cumul.

A cette époque, le journal l’Express publiait chaque année le palmarès des cumulards.

En 2014, Michel Delabarre (Dunkerque) arrivait en tête avec pas moins de 24 mandats et fonctions cumulées, suivi de près par feu Jean Germain (Tours), 22 mandats et fonctions puis Christian Estrosi (Nice), Jean-Michel Baylet et Philippe Duron.

En 2012, 476 députés sur 577 (82%) et 267 sénateurs sur 348 (77%) étaient en situation de cumul.

    a) Une présence réduite au Parlement et un travail médiocre des cumulards

Comment assurer correctement sa mission prenante, s’il en est, d’élu national ou local lorsqu’on cumule ? Il semble en effet difficile de mener de front un mandat de député et un mandat de maire.

Cette réflexion est largement corroborée par les études statistiques. Laurent Bach peut ainsi résumer les résultats de son étude :

Les députés sans mandat local sont bien plus présents et actifs au palais Bourbon que les autres, et c’est encore plus vrai lorsqu’ils ne cherchent pas à obtenir un mandat local en cours de législature. C’est bien un problème de temps : ce sont les députés qui disposent des responsabilités locales les plus importantes en termes de population gérée qui sont le moins actifs à l’Assemblée.”

    b) création de fief électoraux, baronnies

Le cumul des mandats crée des fiefs électoraux dans lesquels l’élu (je conjugue seulement au masculin car le Parlement reste largement dominé par les hommes) fera la pluie et le beau temps, du moins dans son camp politique. Il adoubera les jeunes ambitieux qui auront su le flatter et écartera invariablement les possibles concurrents, qui ne seront jamais investis par le parti aux campagnes électorales les plus importantes.

Un baron local cumulard cumule les pouvoirs, de subventions notamment. Siégeant dans diverses instances, ils poussera les projets d’investissements des amis qui en retour soutiendront sa candidature à la députation, à la mairie, à la présidence de la communauté de communes, aux élections départementales.

    c) homogénéisation du personnel politique (masculin, vieux et blanc)

Le cumul favorise une masculinisation de la classe politiques : des hommes, vieux et blancs pour faire simple.

Tandis que la limitation du cumul fait émerger de nouvelles têtes, et notamment plus de femmes.

« Les lois de 2014 ont eu un impact important sur le renouvellement du personnel politique en 2017 puisqu’au lendemain des élections législatives, plus de 38% des députés ont dû cesser leur mandat exécutif local. (…) Ce renouveau dans la classe politique a permis une plus grande féminisation du Parlement. L’Assemblée nationale compte désormais 38,82% de femmes, le Sénat 32%, des pourcentages jamais atteints jusqu’ici. »

Certains élus cumulards se défendent en arguant de la faiblesse de l’indemnité d’élu local. Cette question ne doit pas être écartée du revers de la main car un mandat politique requiert une grande disponibilité pour peu que l’on prenne au sérieux ses responsabilités. Dès lors, il devient difficile de poursuivre une activité professionnelle tout en étant élu.e.

L’indemnité d’un maire d’une commune de moins de 500 habitants s’élève à 991€ bruts/mois (867€ nets), un adjoint 385€ bruts. Un maire d’une commune de 500 à 999 habitants perçoit 1567€ bruts.

Même si les indemnités les plus faibles ont été revalorisées, sans doute faut-il poursuivre l’effort notamment en faveur des adjoints.es, vice-présidents.es, et conseillers.ères.

A écouter les jérémiades des professionnels de la politique, on serait tenté de croire que le cumul est strictement encadré. En réalité, loin s’en faut.

Le cumul de mandats et fonction exécutives locales est non seulement autorisé mais il s’est accentué depuis 2014 :

« Ainsi, selon un premier pointage réalisé par Intercommunalités de France, anciennement Assemblée des communautés de France, le pourcentage d’élus communautaires exerçant un mandat régional est passé de 17 % avant les dernières élections à 22 %, et celui des élus exerçant un mandat départemental de 22 % à 30 %. Pas moins de 5 761 élus communautaires exercent également un mandat régional (1 757) ou un mandat départemental (4 004). »

III) Les arguments « A nous la démocratie ! » contre le cumul

Plus fondamentalement, ces professionnels de la politique ne s’intéressent visiblement pas à l’avis des citoyens sur la question. Enfermés dans le vase clos des luxueux Palais Bourbon et du Luxembourg sis dans les quartiers huppés de la capitale, leurs esprits s’échauffent, et formulent des élucubrations bien éloignées des aspirations « du terrain » dont ils se revendiquent pourtant.

Les élus s’apparentent à un groupe de pression qui met en œuvre sa stratégie afin de tirer le meilleur parti de la fabrique de la loi, comme n’importe quel lobby industriel ou agro-chimique.

Le problème est qu’ils fixent eux-mêmes les règles qui s’imposent à eux. La tentation est grande de s’octroyer quelques menus privilèges.

C’est ainsi qu’en pleine crise sanitaire, le député Eric Ciotti, qui partage plus qu’un prénom avec M. Zemmour, fait voter par l’Assemblée une augmentation de 15 %, non pas du SMIC, mais de la dotation matérielle des députés ! Courageuse proposition que les autres députés se sont empressés de voter, bravant la désapprobation populaire. Il faut savoir garder le cap de l’intérêt personnel même dans la tempête !

Citons également en tant que privilège, la Cour de Justice de la République, juridiction d’exception dans laquelle des élus jugent d’autres élus. On sait ce qu’il advient, lorsque l’on se juge entre pairs (médecins, magistrats, etc), la plus grande mansuétude est de mise.

Ils sont haïs mais ils s’en foutent. Après moi le déluge.

    Les arguments habituels contre le cumul me paraissent manquer l’essentiel.

Il faut en effet réfléchir à la signification profonde de l’affirmation de la supériorité du cumul des mandats en tant que cumul d’expériences d’élu national et d’élu « de terrain » , et ce dans le but de mieux légiférer. Cela revient à dire qu’il vaut mieux bénéficier d’un large panel d’expériences : plus vous aurez accumulé les expériences politiques, c ‘est à dire les mandats et fonctions, meilleur législateur et décideur vous serez, le meilleur étant finalement celui qui cumulerait tous les mandats possibles !

    Si l’on pousse l’argument au bout de sa logique, il ne faudrait pas se contenter d’envisager de la question de la compétence de l’élu à travers le seul prisme de l’expérience politique mais aussi prendre en compte tout type d’expérience sociale. Un.e élu.e traite de tous les champs de l’activité humaine dès lors qu’elle implique une interaction entre individus, qu’elle fait intervenir la communauté.

Ainsi un bon politicien se devrait d’exercer les métiers d’enseignant, mais aussi de pêcheur, de médecin, d’informaticien, d’éboueur, de trader etc. Il faudrait qu’il soit homme, et femme et transgenre, jeune et vieux, natif et étranger. Omniprésent et omniscient. Dieu en somme.

Cependant notre finitude nous empêche de réunir en nous tous les vécus possibles. C’est là que l’argumentation se retourne contre ses promoteurs.

Car si l’on conserve l’idée selon laquelle décider doit s’appuyer sur le cumul d’expériences, le meilleur moyen d’y arriver consiste soit à élargir le nombre des décideurs, soit à renouveler les décideurs. D’où la rotation des charges dont Bernard Manin nous dit qu’elle constitue un élément caractéristique des régimes démocratiques. L’Athènes classique ne s’y trompait pas, elle qui renouvelait tous les ans les membres du Conseil des 500, le Boulè.

Par conséquent, on ne parviendra à accroître au maximum la somme des expériences des décideurs qu’en imposant le mandat unique : élu.e une seule fois dans sa vie, puis place à quelqu’un d’autre et son cortège d’expériences différentes et variées.

Mais continuons à pousser l’examen et à analyser ce qui nous est dit en creux.

Considérer qu’il faut avoir vécu un certain nombre d’expériences pour mieux saisir la réalité et en tirer des règles de vivre ensemble appropriées, revient à penser la formation de la volonté comme le fruit d’une construction intérieure, d’une réflexion conduite in petto, en son seul for intérieur.

La dimension communicationnelle de la vie politique est ignorée. Que la formation de sa propre opinion, de sa volonté puisse résulter de l’échange, du débat entre individus est un impensé. L’individu est seul au milieu de la foule. Pour élaborer sa pensée, il se retire, clôt les volets de sa demeure, s’isole derrière ses murailles. Tel un monarque résidant en son palais élyséen.

Et si l’on y songe un peu, on s’aperçoit que cette conception reflète le fonctionnement du Parlement Français. Y débat-on sincèrement ? Quelle est la place réservée à la délibération sereine ? C’est en réalité un dialogue de sourds qui s’y produit. Chacun campe sur sa position, fermée à celle des autres.

Toute autre était l’ambiance à la Convention Citoyenne pour le Climat ! Écoutez les témoignages des participants ! Bien sûr, ils sont venus avec leurs propres convictions, mais ils n’avaient pas de rôle à jouer, ils faisaient preuve d’une ouverture d’esprit propice à la prise en compte de points de vue, d’analyses extérieures, disposés à se forger un avis étayé voire à en changer.

La décision démocratique doit s’appuyer sur la communication, sur la délibération entre individus. C’est en confrontant les points de vue, les arguments, qu’on déterminera ceux qui sont les mieux étayés, les plus valables. C’est en échangeant avec les enseignants, les pêcheurs, les médecins, les informaticiens, les éboueurs, les traders qu’on essaiera d’appréhender leur réalité. C’est en écoutant les femmes et les transgenres, les adolescents, les étudiants et les vieux, les indigènes et les étrangers qu’on comprendra leurs difficultés.

Écoutons à nouveau Bernard Manin :

« Le processus de délibération, la confrontation des arguments leur (les individus) permettent de préciser leur information et de découvrir plus avant leurs propres préférences en modifiant au besoin leurs objectifs initiaux. (…)

la décision légitime (…) résulte de la délibération de tous. »

Par conséquent, ça n’est pas d’un cumul illimité de mandats par parlementaire dont le pays a besoin mais bien plutôt d’un cumul de décideurs. La question à se poser devient comment faire en sorte que le plus grand nombre de citoyens.ennes prennent part au processus décisionnel ?

La défense becs et ongles du cumul des mandats relève d’une attitude corporatiste des élus, comme le déteste la majorité des Français, dont l’avis sur la question ne semble finalement pas importer.

Tandis que ces mêmes élus interdisent aux fonctionnaires de cumuler plusieurs activités, ils voudraient ne pas s’appliquer à eux-mêmes les principes qu’ils leur imposent… La fabrique de la loi doit être bien simple pour que l’on puisse mener de front d’autres activités ! Devant tant de facilité, on s’étonne qu’ils n’accèdent pas alors à la revendication d’un meilleur partage du pouvoir, à travers le RIC (référendum d’initiative citoyenne) notamment.

Enfin, le fondement de leur argument – le nécessaire cumul d’expériences d’élu.e pour mieux légiférer- repose sur un déni de l’essence de la démocratie. Car la démocratie consiste à prendre des décisions ensemble : participer toutes et tous, mais aussi délibérer ensemble. Et non pas décider seul, enfermé dans sa tour d’ivoire.

Emmanuel BONIN, membre d’A Nous La Démocratie

Illustration : canva.com

Un commentaire sur « EN FINIR AVEC LE CUMUL DES MANDATS »

  1. Bonjour, merci pour ce billet très documenté. L’argument du « nécessaire ancrage local » est presque grotesque, on se demande comment marcheraient les démocraties de *tous* les autres pays européens où ce cumul est interdit.

    Un acteur / décideur manque cependant dans ce panorama : les services (les agents publics et leurs directeurs/trices). Comme abondamment documenté par la recherche, la décision publique résulte d’un conflit / arbitrage entre élus et services ; les élus se réclamant des besoins des électrices et électeurs (mais portant aussi les leurs propres) et les services se réclamant de la règlementation qu’ils sont tenus d’observer (mais portant aussi leurs intérêts propres). Besoins flous et questionnables, règlementation proliférante et bourrée de contradictions.

    Le « mandat unique » dans le temps conduirait les assemblées (municipale, nationale, etc.) à être obligatoirement composée de bizuths, sans force devant les services. (Comme conseiller municipal pendant 6 ans, il m’en a bien fallu 2 ou 3 pour comprendre les budgets, les comptes, le jargon administratif, les finesses de la règlementation des appels d’offres, etc.).

    La limite de 2 mandats, assez fréquemment rencontrée dans le monde je crois, garantirait qu’en pratique, au moins un·e élu·e sur 4 ou 5 dans une assemblée sache, dès l’installation de celle-ci, ce que veulent dire les textes soumis au vote 😉

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