Aujourd’hui, nous nous entretenons avec Henri Poulain, co-auteur de l’émission télévisée et web-série DataGueule qui se propose de porter un regard critique sur d’importants sujets de société en quelques minutes, le tout illustré à l’aide de brillantes animations graphiques. Ces dernières années, les auteurs ont décidé de s’affranchir de leur court format pour s’essayer au long-métrage documentaire avec Deux degrés avec la fin du monde (2015) et Démocratie(s)? (2018). À l’occasion de la campagne de financement participatif pour leur prochain film, Utopie(s), nous avons rencontré Henri.


Votre dernier film s’intéressait à la démocratie, ou plutôt interrogeait le pluriel du mot, comme si nous avions restreint l’usage de ce mot à la description de la démocratie représentative. Qu’est-ce qui vous a motivé à vous intéresser à d’autres formes, des envies différentes de faire de la politique ?

Quand le projet a émergé, cela faisait déjà quatre ans qu’on était actifs avec Data Gueule, avec soixante-dix épisodes à notre actif. Au début de Data Gueule, le but était de déconstruire des présupposés économiques, culturelles et politiques et de voir, au niveau systémique, ce qu’il y avait de pervers dans ce qui nous régit au quotidien.

À chaque fois surgissait la problématique du rapport de force entre intérêts privés et intérêts communs et, finalement, dans celle-ci se pose la question de la démocratie qui concerne le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple.

Ce n’est pas un régime, on le sait aujourd’hui. C’est un horizon mais dès lors qu’on abordait quelle question que ce soit, on voyait toujours cette forme de déséquilibre fragile qui touche notre monde depuis si longtemps. L’intérêt privé est au centre de tout, il est toujours privilégié au détriment de l’intérêt commun.

Le sujet a donc émergé naturellement. De surcroît, nous étions en pleine élection présidentielle et nous sentions bien que ce « grand rendez-vous avec la démocratie » qu’on nous promet tous les cinq ans, n’était pas à la hauteur des enjeux.

Pendant longtemps d’ailleurs, le film s’est appelé « la démocratie n’est pas un rendez-vous ». Il y a des enjeux tellement considérables à l’heure des crises sociales, de la misère mondialisée, de la sur-urgence climatique et de la déliquescence de cette démocratie représentative qui a vu émerger des gens – Johnson, Trump, Bolsonaro – qui sont tout sauf des démocrates.

Notre projet n’était pas d’interroger le sens du mot démocratie dont le sens est clair mais plutôt les régimes qui entendent le mettre en place. Il y a une confusion très forte entre les discours et les postures car indépendamment du problème de la représentation, c’est le problème des élections et de son temps des promesses. Celui-ci sourit seulement à ceux qui font de la communication et non de la politique dans un registre philosophique qui est aux antipodes de l’intérêt commun. Ces gens se gargarisent du mot « démocratie » dont ils ignorent le sens ou plutôt dont ils combattent le sens réel.


Pour réaliser ce documentaire, vous êtes allés dans divers endroits en Europe pour rencontrer des citoyen.nne.s qui croient en la démocratie participative. Avez-vous été surpris de la vivacité de ces initiatives ?

Oui et non. Une fois qu’on a déconstruit le principe de démocratie représentative, qui est tout sauf la démocratie au sens stricto sensu sachant que comme le dit [le politiste] Loïc Blondiaux, le vote est intéressant mais c’est l’outil le plus élémentaire de la démocratie. Il s’agissait de voir si d’autres personnes se confrontaient à la démocratie réelle.

De manière très organique, on va souvent convoquer les « lois de l’espèce » et l’idée selon laquelle dans toutes les espèces il y a des forts et des bêtes, des intelligents et des faibles, des gens aptes à prendre des décisions et d’autres non pour décrédibiliser la démocratie réelle. Forts de cette déconstruction, on s’est demandé si c’était possible que des personnes fassent vraiment démocratie à des endroits.

C’est finalement le cas dans beaucoup d’endroits : dans tous les endroits où les gens s’écoutent et échappent à une autorité unique, à la logique du rapport de force. On la trouve dans des associations, des écoles, parfois même des entreprises.

Il y en a beaucoup mais c’est difficile au quotidien. Et puis, beaucoup disent faire démocratie alors qu’en observant de plus près, les principes de domination persistent de manière culturelle et non de manière organique. L’idée était de trouver des endroits dans des institutions préexistantes : des municipalités, à Kingersheim et Barcelone ; une entreprise en Italie ; une école à Liège. Le but était de voir quels outils étaient utilisés pour redistribuer en permanence la décision publique et les pouvoirs octroyés par les systèmes.

Le travail de Jo Spiegel, maire de Kingersheim, consistait par exemple à remporter la municipalité pour pouvoir ensuite redistribuer le pouvoir qui était le sien à l’ensemble de ses concitoyens. On a donc fait le tour d’Europe de ces processus. Il y a toujours une règle qui doit être respectée : il faut accorder du temps aux autres pour les écouter.

Les décisions qui en découlent sont toujours plus justes et équitables. Le désavantage c’est le temps cela prend, c’est évidemment un temps plus long que lorsqu’une décision est prise seul dans un bureau.

Ce qui nous a tous touché, c’est combien dans tous ces lieux-là il y avait une sorte d’intensité nourrie par un sentiment très partagé de : « Ça ne peut plus être autrement, parce que l’autoritarisme et l’hégémonie de quelques-uns sur un collectif ce n’est plus possible, on n’en peut plus ». J’ai l’impression que si l’on goûte à la démocratie réelle, c’est difficile de faire marche arrière. J’en veux pour preuve les 150 [participants de la Convention citoyenne pour le climat], c’est une expérience extraordinaire. Leur vie a été à tout jamais bouleversée et ils réfléchiront maintenant à deux fois avant de se soumettre à des décisions qui ne sont pas les leurs et qui n’ont pas observé le respect dû à l’opinion de chacun.

La démocratie est à l’image de la vie : ce sont des choses qui ne s’interrompent jamais et les affaires de la Cité – nous sommes des animaux sociaux – nous concernent toujours. Que tu sois célibataire ou pas, hétéro ou homosexuel, que tu aies une famille ou non : tout te ramène à des décisions collectives et tout est politique. La démocratie réelle, c’est mettre de la vie dans la vie en commun. La vie organique est un mouvement perpétuel, nous sommes une transformation permanente et non un état figé. Oui, il y a de la vitalité dans ces expériences démocratiques, c’est extraordinaire et en même temps ordinaire puisque c’est la vie.


À Barcelone – qui est tout de même la deuxième ville d’Espagne – c’est une plateforme citoyenne, Barcelona en Comú, qui a remporté les élections municipales de 2015. Vous avez rencontré certain.e.s de ses membres. Vous ont-ils parlé d’un défaut de légitimité quand ils sont arrivés en voulant faire de la politique locale autrement ? Et cette légitimité s’est-elle progressivement renforcée ?

Le problème de la légitimité se pose toujours. Barcelone, c’était plus qu’une plateforme : c’était des militants des droits humains, des droits sociaux et de la démocratie réelle. C’était des associations qui militaient depuis longtemps. Très tôt ils disaient qu’ils ne voulaient pas être des professionnels de la politique et ils ne voulaient pas de cette légitimité associée aux politiques traditionnels. Leur légitimité provenait de la lutte, de leur appétit pour l’égalité et je pense que ça leur a suffi. Ils se sentaient légitimes. La question de la légitimité est utile car elle permet de poser à celle qui la pose la suivante : qu’est-ce que la légitimité pour toi ?

Quand tu es dans la confrontation avec l’ordre établi il y a plusieurs stratégies : soit tu restes en marge et tu essaies de casser le système d’une autre façon, soit tu investis ce système pour le changer de l’intérieur. Et c’est ce qu’ont fait les membres de cette plateforme, de l’intérieur ils ont tenté de redéfinir les règles du jeu et elles sont très claires : c’est par exemple la transparence, tout raconter à ceux qui vous ont porté là où vous êtes et ils l’ont appliqué avec une grande fermeté. Parce que tout ne se joue pas au conseil municipal, c’est dans les couloirs qui le précédent ou à la cafeteria et c’est cette information qu’il faut partager. Ils en étaient conscients car la transparence, c’est avant tout l’information.

Ils étaient très maîtres de leur processus, c’est-à-dire des techniques et de l’alchimie qui leur permettent de gouverner au sein de l’institution à laquelle ils sont élus. Comment est-ce qu’on impose une technicité pour redistribuer en permanence l’information et la prise décision et ne jamais perturber ce processus de démocratie réelle ?

Cette méthode n’a jamais cessé d’être remise en question et l’interview de la responsable des outils numériques nous l’a montré. Elle y expliquait qu’un sondage sur Facebook, aux possibilités très formatées et limitées par la plateforme, n’est pas l’idéal. Il faut repenser à redessiner les outils pour obéir aux exigences qui sont les nôtres. C’est en partie pour cette raison qu’ils ont développé la plateforme Decidim qui a permis de rassembler plus de 70 000 propositions qui leur ont permis de composer le programme.

Nombreux sont ceux qui ont travaillé avec l’équipe municipale et qui n’ont pas pour autant arrêter de lutter pour leurs droits. Ils ont continué à manifester et l’équipe municipale était tout à fait d’accord avec cela. Ce n’est parce que les gens avec qui on travaille sont arrivés au pouvoir qu’il faut arrêter la lutte, notamment dans le domaine du logement en Catalogne qui traverse une crise gravissime.


Le 21 juin dernier, la Convention citoyenne pour le climat a rendu son rapport accompagné de 149 propositions pour lutter contre le changement climatique. Démocratie(s)?, c’était il y a deux ans, n’avez-vous pas l’impression que l’idée d’une démocratie plus participative s’est davantage imposée dans le débat public depuis ?

Cela a été une brillante démonstrations. La question va être de savoir si c’est un épiphénomène ou si cet exemple qui va être amplifié. C’est la démonstration que la mécanique de la démocratie réelle est mille fois plus efficace, plus juste et plus légitime que n’importe quel autre processus de décision, surtout sur des enjeux centraux.

Il ne faut surtout pas interrompre ce processus et plutôt le reproduire au maximum. Bravo à ses organisateurs et à ses participants qui ne vont pas en tirer un profit personnel alors que dans la démocratie représentative, l’élection représente directement un changement de confort et de prestige personnel.

Est-ce que c’est la preuve qu’il y a un processus historique qui nous mène vers cela ? Cela n’est pas dit. C’est déjà un miracle qu’elle ait eu lieu et j’aimerais bien que le miracle se reproduise.

À la fin du film, [le professeur de droit et juriste] Lawrence Lessig – que j’aime beaucoup – dit : « Il faut accepter de perdre des combats, il faut accepter la défaite, ce n’est pas grave. Chacune de nos défaites nous renforce, nous démocrates. »  Ces gens-là savent qu’ils ont pris des gifles, qu’ils en reprendront. Et plus ils en prennent, plus cela les renforce. Ce n’est pas parce qu’il y a un Trump ou un Bolsonaro qu’il n’y a plus de démocrates brésiliens et états-uniens.


Pour votre prochain film, Utopie(s)?, vous avez prévu de vous rendre au Rojava où les Kurdes, qui ont repris les terres conquises par Daech, essaient de faire vivre un idéal de municipalisme libertaire. Ne serait-ce pas un thème à la jonction entre Démocratie(s) et Utopie(s) ?

Complètement. La démocratie c’est aussi une utopie, c’est un horizon et un principe. On peut considérer qu’elle reste irréelle comme modèle à grande échelle. Contrairement à ce qui est parfois avancé, les Kurdes ne veulent pas d’État-nation kurde, ils disent qu’un syriaque ou un arabe va avoir le droit de faire partie de cette communauté. C’est fondamentalement démocratique.

En effet, je pense que le Rojava est un trait d’union. Et il ne serait pas surprennent de voir que dans beaucoup d’expériences que nous allons rencontrer, la démocratie soit au centre. On croisera sûrement aussi des initiatives qui n’auront pas cette utopie au cœur de leur projet mais il faudra aller les voir et se confronter à ceux qui pensent différemment.


Photo d’Alexander Dummer sur Unsplash.

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