Nouveau volet de notre série de rencontres avec des démocrates de tous poils. Aujourd’hui, nous rencontrons Thomas, directeur d’école et ancien porte-parole du Parti pirate. Aux côtés de membres d’À nous la démocratie, il s’est engagé dans la campagne des élections municipales dans le 10ème arrondissement de Paris. Très investi durant ces quelques mois, Thomas figurait en cinquième position de la liste citoyenne et écologique emmenée par Sylvain Raifaud.
Peux-tu nous faire un retour d’expérience sur la campagne dans le 10ème arrondissement parisien ?
C’était super. On avait un bon groupe, une bonne confiance. Je le précise car ce n’était pas forcément le cas dans toutes les campagnes d’arrondissement. C’est notamment le cas parce que notre tête de liste et notre directeur de campagne étaient particulièrement attentifs au collectif. L’un et l’autre croient vraiment que c’est mieux de réfléchir à plusieurs, ça se transmet et ça se ressent. Au-delà, tout le monde était sympa et on a fait du collectif un objectif en soi.
Sur les questions de citoyenneté, ma conclusion est que ce n’est absolument pas en campagne qu’il faut faire des ateliers participatifs car on est toujours en train de mentir d’une certaine façon. Ce n’est pas dans ce rythme, avec ce tempo, qu’on peut faire de la construction de programme ex-nihilo. Même dans le 10ème où on a laissé le champ large aux gens pour proposer des choses, cela ne marche pas car on a pas le temps. Au mieux c’est une note d’intention pour dire que c’est ainsi qu’on veut faire pour l’après. Les seuls à ne pas avoir fait cela c’est Anne Hidalgo, c’est elle qui était peut-être la plus honnête. On a constaté qu’il y avait peu de participation à ces ateliers participatifs, comme dans toutes les réunions publiques. Ce sont des bons moments mais on dépense une énergie folle pour avoir juste un petit peu de monde.
Autant la tête de liste dans le 10ème était très convaincue, autant David Belliard et son équipe n’étaient pas du tout prêts pour organiser ce genre d’ateliers participatifs. C’est ce qui a laissé un boulevard pour À nous la démocratie (ANLD). Ce n’était pas du citizen washing, c’est plutôt que ce n’était pas leur culture et qu’ils se sont remis à des gens dont c’était la culture, je pense qu’en ce sens c’est du vrai participatif. Ils avaient une posture non-hégémonique. Les assemblées citoyennes étaient néanmoins creuses, elles n’étaient ni satisfaisantes du côté du fonctionnement ni de l’ampleur qu’on voulait leur donner.
Quel regard poses-tu sur le mouvement ?
Mon histoire avec ANLD remonte à 2017 pour la préparation des élections législatives. C’est à ce moment que le Parti pirate – pour lequel j’étais porte-parole – et ANLD étaient en contact, mais pas particulièrement. À Paris, il y a eu des accords locaux pour ne pas se marcher sur les pieds alors que nous avions des créneaux assez semblables. Le premier événement auquel j’ai un petit peu participé, c’était ce qui avait été organisé aux Grands voisins pour relancer une sorte de collectif d’associations, faire un bilan de 2017 puis savoir ce qu’on ferait après.
Pour moi il y a des forces qui sont très intéressantes car il y a un réseau de gens intelligents et cultivés qui ont eux-mêmes des réseaux d’ampleur intellectuelle très intéressante. Le revers de la médaille est que cela ne représente personne ou seulement une toute petite classe.
L’autre caractéristique essentielle c’est l’archi-spécialisation, c’est un mouvement monothématique, ce qui est assez limitant en matière de politique. Je trouve que le nom ne marche pas trop même si les productions, le niveau intellectuel, la posture, la capacité et l’envie de faire de la politique pragmatiquement et d’être effectivement dans le jeu de la conquête tout en faisant des allers-retours avec une forme de radicalité programmatique je trouve cela extrêmement bien, même enthousiasmant.
Est-ce important de lier la démocratie à d’autres thèmes ?
La démocratie ce n’est pas une coquille vide, c’est une méthode. Si tu ne l’appliques à rien, tu n’obtiens rien. La démocratie peut servir à faire vivre la vision d’une société. Elle est d’ailleurs plus efficace que telle ou telle forme. Par exemple, si tu veux porter une vision archi-libérale dans un délire cyber punk, ce n’est pas la démocratie le meilleur outil pour faire vivre ce genre de société.
Pour moi, il manque le fait d’assumer une vision de société. C’est évident quand tu parles aux gens d’ANLD, il n’y a pas d’ambiguïté et on voit le genre de société que cela va prôner. Je pense qu’il faut l’assumer, sinon c’est compliqué de parler d’une mise en application dans les actes.
Je crois que la position monothématique est une exigence trop forte en termes de cohérence : comment prôner la démocratie absolue si on a déjà un programme ? C’est logique mais il faut quand même donner à voir une société qu’on veut faire émerger. On ne doit pas seulement parler de démocratie mais la proposer pour aller vers telle ou telle société. Tu perdras des gens, tu en gagneras, la construction d’un parti se fait dans les choix, il faut faire le calcul en termes de gains et coûts.
Je pense que la démocratie purement institutionnelle ne fera jamais frémir qu’un petit nombre de gens sensibilisés à la question, même s’il y a plein de gens insoupçonnés qui vibreraient sur ces questions. Les gilets jaunes ont bien montré qu’il n’y avait pas de barrière de classe sociale à ce sujet, ou en tout cas moins qu’on pourrait croire. Reste que la campagne nous le montre, ce n’est pas du tout le premier sujet de la population. En revanche c’est très bien perçu en conclusion, en ouverture, comme argument supplémentaire. C’est un thème qui marche bien, mais pas tout seul.
En tant qu’ancien membre du Parti pirate, tu es sensible aux enjeux démocratiques liés aux nouvelles technologies. Comment définirais-tu le concept de démocratie numérique ?
C’est quelque chose qui n’existe pas mais qui peut s’inventer. Il y a une énorme mise en garde à avoir dès le départ : Internet existe. Il est constitutif de notre société actuelle et il faut donc, à ce titre, le penser.
C’est potentiellement un outil dans toutes les démarches démocratiques que l’on peut avoir à condition de savoir ce qu’on veut en faire. Mais il y a aussi des forces tout à fait contraire à la démocratie qui y agissent : une entropie naturelle, des intérêts puissants et douteux… Dans le schéma démocratique lambda, il y a la phase d’information, de débat et de discussion : c’est là où le numérique pourrait être très utile. C’est aussi là où les garanties sont les plus faibles. C’est vraiment à mon sens le talon d’Achille de nos démocratie : le cas de Cambridge Analytica a bien montré à quel point ce pilier était manipulé.
Il y a quinze ans, on pensait qu’Internet allait révolutionner l’information et on s’est finalement rendu compte que c’était très problématique pour la démocratie. C’est indolore et cela fait des dégâts irréversibles. Hannah Arendt disait : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. »
Si l’on arrive plus du tout à avoir, maintenant, un consensus sur les faits, c’est délirant. Cela devient désagrégeant en termes de communauté humaine. Donc pour moi, il s’agit du point central : tu ne peux pas faire de démocratie sans réfléchir à la manière d’établir un diagnostic et d’avoir une constatation collective du réel. Le conflit entre trolls de gauche et trolls de droite vient du fait qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur ce qu’ils voient, je pense qu’en fait, il sont assez sincères. On sait notamment que les biais cognitifs nous donnent des visions différentes.
La démocratie numérique ce n’est pas se demander comment le numérique va améliorer la démocratie mais plutôt admettre qu’il existe et qu’il faut le saisir. Comment fait-on d’Internet un espace où il y a une forme de démocratie ? Actuellement on est plutôt sur une forme d’anarchisme de droite propre aux libertariens.
La deuxième chose qui peut être intéressante à développer selon moi, ce sont les débats. Pour le coup, le numérique peut être extrêmement avantageux par rapport à d’autres formes de débat. Ce qui est souvent mal pensé c’est la temporalité, c’est le rythme des débats. Dans la vraie vie, si tu fais des débats avec dix intervenants sur deux heures cela fait peu de temps par intervenant alors que nous savons que le débat correspond à du temps long.
Je perçois trois types de débats :
- Le débat exploratoire : on papote et le fait de papoter dévoile les contours, la topologie du sujet. Ce sont des discussions à bâtons rompus qui n’ont pas besoin d’être encadrées.
- Le débat dialectique : de l’opposition, de la juxtaposition d’idées distinctes on va essayer de trouver la bonne idée. Les participants y sont éventuellement contradicteurs mais sont capables de changer d’avis, c’est un débat qui sert à trouver la vérité, ou au moins des idées nouvelles parmi ses participants.
- Le débat contradictoire dont le débat présidentiel est l’archétype. C’est un match de boxe ou chacun, dans son for intérieur, se fait une opinion sur le sujet en fonction des arguments balancés de part et d’autres. En réalité, c’est un compte-rendu d’arguments déjà pré-construits qui sont exposés à un public qui n’a pas participé aux débats. On n’est pas dans l’idée de produire une nouvelle pensée.
C’est donc très intéressant de voir la fonction du débat qu’on met en place. Évidemment dans toutes ces étapes-là, le numérique permet d’aménager un tempo très différent notamment car elle permet d’articuler des débats synchrones, en direct avec des débats asynchrones. Chacun prend le temps de voir ce qu’a exposé l’autre, complète, fait des recherches ou prend en considération tous les arguments lorsqu’il a couché ses enfants. Le numérique pourrait permettre d’augmenter considérablement la surface du public touché. En outre, il revêt l’intérêt qu’on pourrait avoir des critères quantitatifs et qualitatifs pour savoir quelle ou quelle démarche facilite la participation de telle ou telle tranche de la société qui ne participe pas habituellement.
Enfin, sur le processus de prise de décision il n’est pas possible de garantir la sécurité et le secret de scrutins électroniques puisque c’est techniquement impossible de voter à bulletin secret. En revanche, on peut faire l’équivalent de votes à main levée. Cela permet de mettre en place d’autres formats de scrutins qui sont très couteux en physique et peu coûteux si informatisés. C’est par exemple le cas du scrutin majoritaire.
Les prises de décisions peuvent être finement tracés. La gouvernance de Linux repose par exemple dessus. Et quand on se rend compte qu’on veut faire deux projets différents, ce n’est pas grave on en fait deux, c’est la vie des projets. Le contrat de base d’une démocratie absolue c’est que lorsque que l’on arrive à la conclusion qu’on ne veut plus être ensemble alors on se sépare et ce n’est pas grave. Si vous êtes coincés ensemble, forcément ta démocratie – dans le sens où la liberté du groupe s’articule à ta liberté d’individu dans ce groupe – est contrainte. C’est un des soucis à penser en termes de planète ou de nation : nous n’avons pas le choix, il faut vivre ensemble. La crise sanitaire nous montre qu’on doit faire ensemble. C’est probablement le fond de l’argument anti-libertarien : on ne peut pas être chacun dans son coin, ce n’est pas vrai.
Quels moyens peut-on utiliser pour l’atteindre ? Et pourrait-on l’articuler avec la démocratie participative et/ou directe ?
Le numérique est là, soit tu le fertilises avec des pratiques démocratiques soit tu ne le fais pas. Ce qui m’intéresse c’est comment Internet a modifié notre rapport au pouvoir. C’est comme se demander si on va utiliser l’écrit pour la démocratie : la question est pliée, c’est déjà là. C’est avec ces méthodes qu’il sera possible de dompter ou d’intégrer internet à ces sphères démocratiques. Et c’est de la même manière qu’on doit finir par intégrer la finance à la sphère démocratique.
Mon corpus idéologique, c’est la décentralisation : on doit diluer dès qu’il y a une concentration. Je ne prétends pas qu’il faut tout fluidifier mais à partir du moment où il y a de fortes concentrations de pouvoir alors il faut des mécanismes démocratiques qui soient à la hauteur. En matière de santé, par exemple, on pourrait penser qu’il faudrait archi-centrale et mondiale qui discute de tout cela. En revanche, si cela devient une tyrannie sanitaire alors c’est un problème. Il faut donc voir comment on constitue cette autorité, comment on peut s’y opposer, quelles sont les modalités pour éviter l’arbitraire. Et toujours avec un principe de subsidiarité : le plus on peut abaisser à l’échelle la plus basse, le mieux c’est.
Sur la question de comment tu domines, de comment tu démocratises internet, je ne pense pas que ce soient avec des loi anti-trust. Il pourrait y avoir des Small Business Act. En effet, dès que tu crées une réglementation, elle va favoriser les groupes les plus puissants car plus elle est compliquée et plus ce seront les seuls à avoir les moyens de la mettre en place.
Je pense qu’il y a des choses nouvelles à penser – qui sont peut-être abstraites – sur lesquels les membres d’ANLD pourraient avoir des débats exploratoires. Qu’est-ce que ce serait la démocratie sur un espace comme Internet ? Comment pourrait-on y faire vivre les garanties démocratiques ? Et déjà, de quelles garanties avons-nous besoins ?