Dans le premier de nos entretiens avec des membres d’À nous la démocratie, nous allons à la rencontre de l’un de ses membres fondateurs. Emmanuel est sociologue de formation, il enseigne les sciences économiques et sociales en classes préparatoires et faisait partie du noyau de huit personnes qui ont donné naissance au mouvement au crépuscule de l’année 2016.
Emmanuel, pourquoi étais-tu présent lors de la fondation d’À nous la démocratie ?
Il y a deux manières de répondre. Soit j’insiste sur les idéaux pour fonder un mouvement dont on imagine qu’il était assez nouveau à l’époque, soit je raconte l’histoire d’un certain nombre d’amis qui à force de se rencontrer, de débattre, se sont dit qu’ils pourraient créer quelque chose qui sorte de l’habituel.
Avec Matthieu Niango, qui est un ami depuis dix-huit ans avec qui on avait déjà milité politiquement au sein du Parti socialiste dont nous sommes partis, nous avions créé un think tank nommé Changer la gauche. Nous faisions des propositions politiques sur des objets de réformes Nous avions aussi fondé un journal étudiant, Chantiers politiques, qui faisait intervenir des chercheurs en sciences sociales, des étudiants et des philosophes. À force de parler politique, à force d’être insatisfaits du jeu politique – cela faisait depuis 2008 que je n’étais dans un aucun parti politique mais que je rongeais mon frein – on a discuté avec les membres fondateurs du fait qu’il serait judicieux de créer un mouvement citoyen dont l’ambition serait double.
Ce qui m’amène à rejoindre le premier point : faire en sorte de redonner la parole aux citoyens ordinaires pour que ces derniers retrouvent un peu de poids dans la vie démocratique. Celle-ci donne en effet de moins en moins la parole aux gens ordinaires. Par conséquence, renouveler complètement la classe politique qui est en vase clos depuis trop longtemps parce que c’est un personnel politique inamovible et que les institutions le permettent. Nous nous sommes dit qu’il fallait en passer par un changement institutionnel. Pas parce qu’on est experts mais parce qu’on estimait que tout le monde avait le droit de donner son avis dans une démocratie.
Cela vient d’une réflexion autour de l’idée de « comment fait-on pour ne pas être systématiquement déçu ? ». J’ai grandi avec Chirac, Sarkozy, Hollande, des périodes politique où l’horizon semblait complètement bouché. Quand on finit par se dire que ça ne fonctionne pas parce que le système politique est complètement bloqué alors on comprend qu’il faut s’attaquer aux institutions qui le maintiennent.
Quel bilan dresses-tu à l’issue des trois premières années du mouvement ?
Sur la solidité du mouvement, le bilan est très nettement positif. Nous avons traversé plusieurs élections, notamment les législatives dans lesquelles on entrait sans grandes chances de survie financière. En trois ans, peu de mouvements citoyens sont parvenus à avoir une organisation assez minime qui tient notamment grâce à une trésorerie parfaitement tenue par Camille Laplanche et au travail de Marinette Valiergue sur l’organisation.
Cela est vrai en termes de solidité organisationnelle mais aussi d’un point de vue doctrinaire. J’ai l’impression qu’au moment de la présidentielle et des législatives de 2017, il y avait plus de mouvements citoyens. J’ai l’impression que l’ambition initiale de changement profond des institutions s’est perdue chez beaucoup de mouvements. Dès le début, nous avons fait partie des mouvements qui avaient une exigence de solidité doctrinaire, avec une volonté de s’arc-bouter autour d’un paquet de propositions très précis et de tenir le cap. Nous nous sommes formés au droit constitutionnel et avons beaucoup publié au début. Par rapport à d’autres mouvements citoyens, je dirais que nous avons gardé cette rigueur au niveau de la doctrine et c’est très bien, il faut continuer en ce sens.
Le plus décevant est le manque de croissance en termes d’adhérents. Parmi ces adhérents, il y a beaucoup de Parisiens bac +5 issus d’un cercle restreint. Un des enjeux est donc d’élargir la base sociale car le discours qu’on prône est universaliste mais la façon dont on l’a mis en œuvre était encore trop la preuve d’un entre-soi. Au moment des Gilets jaunes, on a eu du succès sur les réseaux sociaux car leurs revendications se rapprochaient de nos propositions. C’est peut-être un chantier à rouvrir : aller porter ces idées là à l’ensemble de la population quels que soient l’origine sociale, professionnelle, ethnique, le genre ou l’âge.
Dans quelle direction vois-tu ANLD aller aujourd’hui ?
Je pense qu’il faut qu’on garde l’objectif de présenter des candidats à des élections et de l’intérieur faire élire des gens qui auront un poids dans la gouvernance d’une ville ou dans la construction de coalitions qui porteront nos idées. C’est pour cela que nous avons un parti au statut reconnu administrativement, il faut aussi continuer à produire des textes.
Par contre, une direction sous-exploitée serait celle de la politisation. C’est-à-dire prendre notre bâton de pèlerin et aller dans des villes dans lesquelles on n’est pas implantés, dans des entreprises, dans des sphères syndicales pour aller débattre de nos idées pour vraiment ouvrir la conversation démocratique dans plusieurs directions possibles.
Aujourd’hui on est dans un contexte d’aggravation d’un régime autoritaire. Le caractère assez anti-démocratique de la Vème république se ressent très clairement avec la crise du coronavirus qui débouche sur des changements qui ne seront pour certains pas temporaires. À l’image de 2015 où on a mis en place des choses au nom de la sécurité et qui ont dérivé en répression de militants écologistes, ce qui se passe doit alerter.
On va vers une criminalisation d’opposants politique ou de journalistes qui s’intéressent un peu trop aux droits humains. Je suis volontairement pessimiste et j’espère me tromper mais l’histoire montre qu’il faut être vigilant. Le boulot d’ANLD est non seulement de tirer la sonnette d’alarme aussi de porter le fer là où cela fait un peu mal en disant : « ce n’est pas parce qu’on est en pleine crise sanitaire qu’il faut tout accepter ». Nous devons être des Cassandre qui disent aux gens « ne vous endormez pas trop vite sur vos libertés ».
Toi qui es professeur d’économie en classes préparatoires, que peux-tu nous dire de l’idée de démocratie économique ?
Cela peut recouvrir des choses très différentes. Je pense que l’une des pistes qu’il faut creuser c’est justement la démocratie au travail ou plutôt l’absence de démocratie aujourd’hui dans la plupart des espaces de travail. Quelqu’un disait que l’entreprise privée, ou publique, ce sont des univers féodaux : il y a des chefs qui décident et où le droit des sujets sont très limités, à la fois par le contrat de travail mais aussi par les relations de pouvoir. Si l’on ajoute les nouvelles méthodes management, l’ensemble a l’air de mieux passer mais les conditions de travail actuelles des employés ne sont pas nécessaires si l’on fait un pas de côté. L’ajout incessant de strates managériales et de planification du travail n’est pas nécessaire alors que la consultation des travailleurs et leur participation aux décisions, la valorisation de leur travail et même l’autonomie organisationnelle dans le travail aboutissent à de meilleurs résultats.
Il est important de poser la question de la démocratie économique en termes de participation financière. Cela a souvent été un mot d’ordre syndical, mais pas seulement : il faut davantage de participation financière des salariés dans leur entreprise, dans leur prise de pouvoir. Faire en sorte que les salariés aient du poids dans leur conseil d’administration parce que ce n’est pas la seule propriété financière de l’entreprise qui doit décider de ce que celle-ci leur fait dans leur travail. On peut au moins se poser la question de savoir si ce serait profitable pour les salariés en question et si cela ne les rendrait pas plus fiers de ce qu’ils font.
ANLD ne gagnera rien à défendre l’idée que nous sommes un parti de gauche qui s’aligne avec un mot d’ordre. C’est un mauvais coup politique : l’héritage de mots comme socialisme, communisme est terni, pour de bonnes raisons : ces partis ont beaucoup déçu. Le mouvement aurait plutôt à gagner en se posant la question de comment on redéfinit les rapports à la propriété et aux rapports de production. Alors qu’en matière de libertés publiques on défend des options qui pourraient être qualifiées de libérales (au sens de 1789), en matière de démocratie économique on pourrait aller très loin, ce qui nous rapprocherait d’idées socialistes ou anarchistes (là encore, au sens originel du terme). Peu importe ce genre d’étiquettes, trop chargées. On défend la démocratie partout et sous toutes ses formes !