En ces temps de science-fiction, je n’arrive pas trop à penser.

Je voudrais simplement partager avec vous, si cela vous semble utile, ce que j’éprouve—au-delà de la peur, de la tristesse, de la colère et, quoique je sois avec celles et ceux que j’aime, de cette pointe d’ennui bien naturelle qui, elle, ne m’inquiète guère, car je suis convaincu que ce sont les premiers temps les plus difficiles en la matière.

Les premiers temps, justement : c’est bien là que nous en sommes.

Pourtant nombreux sont déjà ceux qui croient voir dans cet événement stupéfiant qu’est l’épidémie la confirmation de leur vision des choses.

« On ne devrait pas manger les animaux. » disent certains. Peut-être. J’en mange fort peu désormais, choqué par les vidéos de L 214. Cela suffira-t-il à mettre fin aux épidémies ? Qu’en pensent les victimes du paludisme, transmis par un moustique, cet insecte que je ne sais plus quel chroniqueur nous demandait de considérer avec tendresse ? Et celles du choléra ? Faudra-t-il les condamner à mort, elles aussi, pour avoir bu de l’eau ?

« C’est la faute au capitalisme », entend-on. Qu’en auraient pensé les victimes de la peste d’Athènes, dans l’antiquité ? Ou celles d’Ébola aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest ? De Zika ?

« C’est à cause du capitalisme (variante savante : du néolibéralisme) qu’il se répand ». Et dans les usines de Stakhanov, qu’en aurait-il été ? Et dans les échoppes de Proudhon bondées, sur lesquelles nul Etat n’aurait eu prise ? L’Italie, la Chine et l’Iran, pour l’heure les plus touchés par Covid-19, seraient plus néolibérales que Singapour ou les Pays-Bas ?

« C’est à cause du capitalisme, du moins, que les hôpitaux ne sont pas près ». Il y a du vrai là-dedans : les crétins qui, d’année en année, auront privé les soignant.e.s et les hôpitaux de moyens à la hauteur de leur travail si noble pour permettre à d’autres crétins de gagner toujours plus d’argent, et même, les auront insultés, méprisés, maltraités, ont beau jeu, aujourd’hui, de les appeler des héros.

Il faudra que nos applaudissements quotidiens se traduisent en monnaie sonnante et trébuchante pour l’hôpital public. Mais, entre nous : qu’aurait-on pensé de quelqu’un qui, pour défendre notre système de soins—ce qu’en effet nous devons faire de toutes nos forces—aurait argué de la survenue imminente d’une épidémie comme celle que nous vivons ? Sans mentir : même les partisans les plus forcenés de l’hôpital public auraient dit que, quand même, il exagère. On peut blâmer, dans un pays situé hors d’une zone sismique, l’état des autoroutes, sans prétendre qu’elles auraient été capables, si elles avaient été en bonne état, de résister à un tremblement de terre. Demain, en revanche, plus personne n’aura d’excuse.

« Le gouvernement nous cache des choses ». Ah oui ? Quoi donc ? Pourquoi ? Dans quel intérêt ? J’avoue ne pas avoir tellement l’esprit de m’en prendre à lui en ce moment. Peut-être les mêmes qui aujourd’hui le critiquent pour son impréparation riaient hier quand une ministre de la santé faisait acheter des masques par millions en vue d’une épidémie qui ne vint pas. Illusion rétrospective, aurait dit Raymond Aron.

Le temps est d’ailleurs venu d’assumer nos responsabilités, et d’avouer que si le monde tourne si mal, il en va aussi de notre faute, à nous, adultes, qui critiquons son cours, sans avoir été trop en mesure, jusqu’ici, de l’infléchir en un sens plus généreux. Quelques semaines à méditer pour mieux lancer, demain, nos assauts respectifs, ne seront pas de trop.

Je crois me souvenir que Gandhi, à une période pourtant intense pour lui sur le plan de l’action, s’était interdit de lire les journaux pendant un an afin d’avoir les idées plus laires pour la suite. Les pourfendeurs de tort pourraient-ils nous démontrer qu’ils sont capables de mettre sur pause le sample de leur colère recuite, toute légitime qu’elle soit ? Au moins d’en changer quelque chose ?

« Le gouvernement en profite pour nous imposer un ordre militaire ». Ah oui ? Pour quoi faire ? Régner sur des villes désertes ? Régner après, quand tout le monde aura pris l’habitude d’obéir ? Franchement, c’est lui prêter une capacité d’anticipation qu’il n’a pas—j’ai été conseiller en cabinet ministériel et vous prie de me croire sur parole là-dessus… Après coup, personnellement, j’aurai encore moins envie d’obéir qu’avant. J’accumule des notes pour plus tard, quand viendra le temps des comptes à rendre—et il viendra. Il se pourrait même qu’alors nous remettions à la mode l’accusation de « haute trahison » et ayons à agir en conséquence.

Bref, il nous faut des coupables. Et à la façon d’Obélix, dans Les Douze travaux d’Astérix, cherchant à frapper des fantômes, nous nous épuisons dans le vide.

Côté prédiction, j’envie sincèrement l’assurance de celles et ceux qui affirment qu’il y aura un avant et un après—ce qui n’est pas trop difficile à deviner, merci bien—mais aussi qu’ils savent de quoi cet après sera précisément fait.

« Ce sera la fin du capitalisme ». Encore lui…Si facilement ? Sans lutte ? Après la peste de 1347-1352, qui décima, dit-on, un tiers de la population connue, ce fut la fin des temps féodaux ? S’imagine-t-on qu’en ce moment les capitalistes restent les bras croisés ? C’est mal comprendre ce qu’ils sont au fond : non des oisifs, mais des gens agités, qui parasitent nos vies de leur agitation, parce qu’ils en ont le pouvoir. Espérons tout de même que la crise sanitaire débouchera sur une crise politique, en faveur de celles et ceux qu’on en voit insister pour qu’ils continuent à trimer au péril de leur vie.

« Ce sera, au moins, la fin d’un système », pérorent les dignes continuateurs de ceux qui, à chaque génération, se sont imaginé que le monde, né avec leur génie précurseur, mourrait avec eux. Ils semblent se réjouir d’un chaos confirmant les raisons de leur mélancolie à tendance narcissique, à laquelle ils auront consacré tant d’effort à donner un tour épique. Je ne sais qui d’entre eux sont les pires, de ceux qui clament la fin du monde sourire aux lèvres, ou de ceux qui jugent urgent de partager avec nous sur les réseaux sociaux les articles affirmant que quoiqu’on fasse on est tous morts, adieu.

Quand bien même ils diraient vrai (ce qui est faux, voyez la Chine qui semble sortir peu à peu de l’abîme), les uns et les autres me feraient l’impression d’alarmer, sur le pont du Titanic sombrant, de la taille de l’iceberg, rendez-vous compte ! De la température de l’eau, ou du peu de canots pneumatiques disponibles, au lieu de tâcher d’agir au mieux pour leur prochain, et pour eux-mêmes. Faudra-t-il leur rappeler, avec Shakespeare, que « ce qu’on ne peut éviter, il faut l’étreindre » (enfin, dans le cas précis, plutôt de loin, et se laver les mains après) ?

Plus positifs, beaucoup osent se réjouir de ce que nous vivons. Ils sont, disent-ils, heureux d’entendre les oiseaux chanter dans les rues. Mais qu’en pensent les malades ? Trouvent-ils que ça vaut la peine de souffrir pour que les valides puissent entendre en paix ces gazouillis charmants ? Et si demain ils souffrent eux-mêmes dans un lit d’hôpital entreposé dans un couloir, claironneront-ils encore combien les temps sont opportuns ?

« C’est une chance, ces moments dédiés à l’introspection ». Qu’en direz-vous dans quelques jours, quand vous aurez fait le tour de la question (vous-même) ?

« C’est l’occasion de réinvestir le foyer ». Qu’en pense la femme battue ? Et l’enfant battu, qu’en dit-il, en ce moment ? Et ceux qui s’entassent à 6 dans 2 pièces ?

Trêve d’esprit fort : c’est vrai qu’il faut prendre notre mal en patience, et faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et c’est vrai également qu’il faudra combler le vide laissé par celles et ceux qui, habituellement, nous divertissent au sens pascalien : nous occupent à des activités inutiles, nous emplissent d’un brouhaha superflu, douloureux—nous empêchent de faire de nous ce que nous voudrions vraiment.

« Là où nul n’obéit, personne ne commande », écrivait Anselme Bellegarrigues. Je rêve qu’on ne reconduise pas nos maîtres. Politiciens, « Intellectuels », patrons qui nous traitent mal, éditocrates nous assommant de leurs certitudes rances par tous les canaux efficaces : passée l’abomination, pendant ces Trente (petites) Glorieuses qui se profilent, il faudrait leur fermer la porte de notre existence comme nous sommes contraints ces temps-ci de fermer celle de nos maisons.

J’y ajouterais volontiers les militant.e.s braillard.e.s, si bienfondés que soient leurs luttes: eux qui insistent en ce moment pour aller, en dépit de toutes les consignes de prévention, et sans consulter les spécialistes, aider « les plus fragiles », ils démontrent vouloir sauver le monde avant tout parce que, pour citer Pascal, ils ne savent pas « demeurer en repos dans une chambre ». Sont-ils bien sûrs de ne pas être porteurs de ces « très petits tigres » comme Marcel Pagnol nous rapporte que sa mère appelait les microbes, qui, en bondissant d’eux, dévoreraient de l’intérieur ces pauvres gens qu’alors ils sauveraient bien mal ? S’imaginent-ils immunisés simplement parce qu’ils sont gentils ?

Tous ces Mange-Temps, portés par de mauvaises ou de bonnes intentions, tous ces suce-énergie, tous ces adeptes des « Il faut faire ceci ou cela » parasitant nos vies et les brûlant au feu de la leur, formons le vœu sincère qu’il nous prenne mieux l’envie, demain, de les chasser de nos vies à grands coups de pied au derrière, comme nous aurions dû le faire depuis longtemps. Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même demande Maxime Rovère dans un très bon livre. Les temps sont propices pour se poser sérieusement la question.

Mais, surtout, ce que j’éprouve en cet instant, c’est le sentiment, douloureux et qui me dépasse, d’être au monde, comme disent les philosophes. Et même d’être une partie du monde, c’est-à-dire d’une nature que nous pensions naïvement dominer—pars dei, pars mundi.

Pour l’heure cela est dur, d’être ce monde qui tue, et nous impose affreusement de nous éloigner physiquement de nos semblables.

Pourtant, il faut, je crois, partir de cette conscience cosmique (promis, je ne cherche pas à monter une secte) pour tirer toutes les leçons de cet étrange moment. Et d’abord blâmer, si l’on n’a pas peur du ridicule, la nature elle-même, et son goût redoutable, pour, de temps à autre, reprendre massivement la main sur sa création, au moins perturber l’ordre qu’on croyait immuable— un ridicule d’ailleurs osé par le président de l’OMS lui-même, qui a déclaré Covid-19 « ennemi de l’humanité » …Cela ne veut pas dire être fataliste—et je m’applique autant que possible les consignes et gestes barrières. Mais, se contenter de s’en prendre à tel ou tel des souffrances endurées, ce ne serait pas tirer d’elles toute la leçon.

Être au monde, être le monde : nous continuions de croire que la Chine était lointaine, au début. « Courage la Chine ! » Nous nous lamentions sur son sort, nous l’encouragions sans comprendre que notre tour viendrait.

Un dicton ivoirien affirme que s’il pleut à Paris, le sol d’Abidjan est mouillé. C’est vrai aujourd’hui de n’importe quels coins de la Terre entre eux. Il nous aura fallu bien plus de morts que les attentats de novembre 2015—quelques temps avant eux, peut-être des victimes lurent-elles distraitement dans un journal que ceux-là mêmes qui les tueraient la semaine d’après venaient de perpétrer des crimes à 5000 kilomètres de là—pour intégrer cette vérité.

Surtout, nous avions oublié qu’il fut un temps où nos ancêtres craignaient plus les phénomènes naturels, famines, crues, tempêtes, épidémies, que les autres humains.

Nous avions oublié ce que nous savions : nous sommes des animaux parmi d’autres.

Maintenant, nous nous lavons les mains 30 fois par jour, nous guettons les signes de nos faiblesses, et ceux des autres, nous nous touchons le front, toussons avec angoisse, faisons du sport, si nous pouvons, pour être en forme, au cas où il prendrait au virus la fâcheuse envie de squatter notre organisme et d’y tout saccager. Nous ne voulons pas encore être de ces atomes que la nature rappelle à son giron régulièrement. Nous sommes en charge de ces formes éphémères que nous sommes, et de nos prochains.

Cette conscience cosmique (amen) n’a rien d’éthérée. Je suis une toute petite partie du monde, située, aimante, aimée. C’est à cet amour-là que je dois tout. Le reste, au moment où j’écris, m’apparaît d’une mesquinerie frappante. En particulier, ayant été candidat aux élections municipales, ayant assisté, à distance, aux négociations d’entre deux tours, que certains tenaient à tout prix à mener, j’ai trouvé pour ces manœuvres un mépris formidable, dont je ne suis pas fier, mais qui alors s’imposa à moi.

C’est que, jamais je ne me suis senti plus père, mari, frère, fils, ami, voisin, passant, client de boulangerie ou de supermarché, collègue, militant (méditant) qu’aujourd’hui—dans l’ordre qu’on voudra, et j’en oublie. C’est que jamais mon importance, comme dispensateur d’amour et de respect, ne m’a semblé aussi élevée qu’en ces instants où chacun se sent tout autre, tout d’un coup.

Je forme le vœu de demeurer dans ces hauteurs, de ne pas rechuter dans les frustrations et les petites haines. On verra.

Je suis au monde, je suis le monde. La conséquence politique que j’y perçois est l’exigence, non tant de prendre soin du monde, puisque nous le sommes, mais de se placer davantage à l’écoute de tout ce qui n’y parle pas notre langage : les bêtes, les choses elles-mêmes.

Le chat gratte à la porte, je lui ouvre. Les végétaux nous parlent aussi : « Un chuchotis de jong, de roseau, d’herbe lente », écrivait Claude Roy dans un poème que j’ai appris étant petit, et qui me revient ces jours-ci que je tâche, comme tant d’autres qui sont mes frères et sœurs en ces instants, de faire l’école à mes enfants.

Entendre mieux le monde que donc nous sommes : ce défi est technologique également. Je rêve de capteurs en mesure de saisir les tendances infinies du vivant et du non-vivant, pour le faire entrer dans nos calculs, nos décisions. Je rêve d’un pouvoir exécutif à l’écoute de ces voix infinies, et ainsi restitué à son essence, qui devrait être de gérer les crises, d’agir en situation exceptionnelle, au lieu d’essayer de ficeler des lois pour une caste, et d’usurper notre pouvoir législatif, qui nous appartient à nous toutes et tous, à qui devrait revenir la charge du temps long.

Mais aussi, comme tout autre, à y bien regarder, j’ai eu dans le passé des expériences semblables, quoique de moindre intensité, à ce que nous vivons, de communion, d’identification avec la nature—pour le meilleur ou pour le pire.

Il m’arrive quelquefois d’aller dans le village de ma grand-mère passer la nuit en famille. À chaque fois, je sais que j’y ferais une crise d’asthme terrible, mais qu’apaisera le lendemain matin, à l’aube, la promenade en forêt que je m’y impose toujours. En ces moments de grâce, dans ces lieux que je révère, je dis bêtement merci aux arbres de me redonner l’air dont je manque, mes poumons s’emplissent de leur don, la vue est belle sur la colline.

Je suis le monde voudrait donc dire : je suis le mal et le remède.

Être au monde, être le monde…on pourra dire que je propose ici une philosophie un peu simplette, une philosophie du dimanche.

C’est bien le cas : quelle autre serait plus adaptée alors que tous les jours ressemblent à un triste dimanche de pluie ?

Samedi reviendra.

Courage à toutes et tous ! Courage le monde !




Matthieu Niango

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