par Laïla Borcard

Nouveau scandale dans le plus grand pays d’Amérique Latine : Bolsonaro, président fraîchement institué au Brésil, a annoncé sa volonté de munir les citoyens brésiliens d’armes. Il rappelle ainsi délicatement le deuxième amendement des États-Unis (pays sur lequel le Brésil a calqué tant son découpage politique, son État fédéral que sa tradition de port d’arme des individus) mais fait également appel à l’histoire récente du pays et à son épisode dictatorial. Justement, on peut s’étonner du fait que, trente ans après la chute du régime autoritaire et suite à une dizaine d’années sous un gouvernement de gauche incarné par l’emblématique Lula, la population ait choisi le candidat d’extrême-droite. Quelles sont les conditions de l’accession surprise de Bolsonaro au pouvoir ? Il faut savoir avant toute chose que, dans tout régime de type démocratie représentative, l’extrême-droite ne peut pas fonctionner comme d’autres courants organisés en parti politique. Du fait de sa nature violente aux idées souvent illégales, les différents courants autoritaires doivent attendre une fenêtre d’opportunité politique pour émerger dans l’espace public, devenir un courant culturel hégémonique légitime, voire majoritaire, puis accéder au pouvoir. L’incursion de l’extrême-droite dans l’histoire politique d’un pays pose ainsi toujours question. Néanmoins, il faut aussi rappeler que, malgré de nombreux régimes dictatoriaux récents, les idées autoritaires continuent d’être plébiscitées par une partie de la population d’Amérique Latine. Dans un contexte politique global qui pousse à la consolidation des nationalismes, le Brésil ne fait malheureusement pas figure d’exception et il paraît plus qu’important de tirer des leçons de cet événement. Et tout observateur avisé sait qu’il est nécessaire de mettre en lien l’actualité d’un pays avec son histoire propre.

Une société multiculturelle et l’essence même de la discrimination ethnique

C’est une triste banalité mais il convient de le rappeler : le Brésil est né comme société esclavagiste où les propriétaires terriens étaient les citoyens les plus puissants. Plus grand pays importateur d’esclaves (environ 5,5 millions), le pays tropical a fondé et a pu fonder d’ailleurs son système politique sur cette base économique qui perdure aujourd’hui, sous d’autres formes. La « terre de la Véritable croix », comme l’appelaient les premiers colons portugais en 1500, a en effet établi un système d’exploitation économique sur l’esclavage des indiens d’abord, puis dès 1532 des esclaves d’Afrique, le Brésil étant un pays riche en matières premières notamment en sucre et en café. Cette époque coloniale marqua profondément le pays, notamment via la suprématie de l’homme blanc, la toute puissance des propriétaires fonciers, le racisme, le métissage, la ségrégation entre maîtres et esclaves et également la création d’armées privées du fait de la grandeur du territoire ainsi que du temps qu’a mis l’État fédéral à se construire. Si l’importation d’esclaves est interdite dans les années 1850, ceux-ci vont mettre du temps à s’émanciper et seront la première chaire à canon du pays durant la guerre de la Triple Alliance contre le Paraguay entre 1865 et 1870. Suite à la prohibition de l’importation d’esclaves, les propriétaires blancs n’abandonnèrent pas pour autant l’idée d’une société esclavagiste et tentèrent d’enrôler des européens blancs en tant qu’esclaves en leur promettant terre et mieux-vivre, mais les conditions étaient les mêmes que pour les esclaves africains et cette tentative ne fonctionna pas. L’esclavage fut totalement aboli en 1888. La base économique du système politique brésilien a ainsi crée une solide opposition entre possédants et possédés qui trouve encore aujourd’hui une résonance terrible. C’est entre autre sur cette ligne de fracture que s’est appuyé Bolsonaro pour accéder au pouvoir : en 2013, lors des énormes manifestations qui ont eu pour point d’orgue la destitution de Dilma Rousseff et dont nous reparlerons plus tard, la classe blanche privilégiée a été séduite par le discours d’une droite dure qui s’axait notamment sur l’idée que, en donnant des droits à ces populations historiquement discriminées, la gauche brésilienne avait lésé les puissants. Exemple significatif, celui de la loi de 2013 portant sur la législation du travail des domestiques, encore très nombreux dans le pays, qui avait cristallisé ce sentiment chez les classes possédantes et provoqué une véritable levée de drapeaux à droite1. Le sentiment de « déclassement » des classes sociales historiquement privilégiées est un terreau fertile pour l’extrême-droite.

Ces racines historique brésiliennes particulières ont mêlé la discrimination économique à la discrimination raciale. Les minorités sont ce que ce mot veut bien laisser entendre : une catégorie de sous-citoyens. Et ces populations subissent une ségrégation spatiale entamée il y a bien longtemps. Les premières vagues d’immigration européenne (qui entrent en scène dès 1822), en majorité italienne, allemande et espagnole, atterrissent dans les villes du sud du pays, les plus riches, les plus denses et les plus urbaines tel São Paulo et Rio de Janeiro. Le gouvernement imposera d’ailleurs, de sorte à conserver l’hégémonie culturelle portugaise dans le pays, un quota à ces vagues d’immigration. Au même moment, les populations noires et métisses se déplacent du Nord-Est du pays (historiquement zone d’arrivée des navires négriers) au Sud , afin de tenter d’améliorer leurs situation économique. Mais ce déplacement provoqua surtout l’émergence durable du racisme dans la société brésilienne. Plus la personne est claire de peau, plus elle est socialement valorisée. Les populations descendants des esclaves d’Afrique doivent alors se fondre dans la culture blanche occidentale (et pratiquer ce que l’on nomme le branquamento soit « blanchissement » en portugais) et refuser tout communautariste pour espérer trouver une place dans la société du sud du pays, en pleine émergence économique. Sous Lula (2002-2011) est mis en place un système de discrimination positive, comme aux États-Unis, avec des principes de quota et finalement un encouragement au communautarisme. Bien que ces politiques aient accentué l’affirmation de la population noire et métisse, les vieux paradigmes coupant la société brésilienne en deux est toujours d’actualité et ces mesures ont été très mal vues par la population blanche et aisée. Dans les revendications de 2013, le discours s’oriente doucement pour la « méritocratie » et contre « l’assistanat » qui forme discrètement une légitimation du racisme : sous-couvert de dénoncer les aides sociales des populations minorisées, les possesseurs dénoncent l’existence même des pauvres racisés et trouvent leur paroxysme discursif dans la caricature de l’habitant du Nordeste [nom de la région brésilienne qui se trouve au Nord-Est du pays] qui serait « retardé », « paresseux » et qui profiterait du système, belle synthèse entre xénophobie et mépris de classe2. La répartition ethnique a en effet peu bougé depuis l’époque esclavagiste. Grossièrement, les minorités pauvres et/ou indigènes sont au nord du pays, les populations blanches et aisées au sud, malgré comme dit précédemment des déplacements de populations noirs et métisses massifs dès l’approbation des lois abolitionnistes qui a fait émerger une main d’œuvre noire et pauvre au sud du pays également. Dans les provinces du Nordeste, les deuxièmes plus peuplées du pays, la population se déclarait en 2008 à 33% blanche, à 58% métisse, 8% noire et 0,4% indigène ; dans les provinces du Sudeste (les plus peuplées), la même année, la population se déclarait à 63% blanche, 30% métisse, 7% noire et 0,2% indigène3. Cette ségrégation spatiale accentue logiquement les effets de halo et fut propice au candidat Bolsonaro,

Le système politique brésilien est ainsi marqué par une économie capitaliste forte, issue du système esclavagiste, qui s’appuie sur une ségrégation sociale et raciale pour conserver le fossé entre riches possesseurs et travailleurs pauvres. Au milieu de cette dichotomie pointe la classe moyenne, victime d’un sentiment de déclassement social, qui est une source inépuisable de légitimité pour l’extrême-droite, aujourd’hui comme hier.

La dictature militaire, un héritage en question

Revenons brièvement sur les racines de l’établissement de la dictature au Brésil (1964-1982). Le Brésil devint une république autonome en acquérant son indépendance en 1822. De là, plusieurs régimes se succédèrent et peuvent quasiment tous être qualifiés d’oligarchiques, avec comme socle les propriétaires terriens et les producteurs agro-alimentaires de thé et de café, et l’armée. En 1922, une grande crise sociale et politique éclate dans le pays, s’en suivent dès 1924 des grèves massives qui sont réprimées par la promulgation de la loi martiale. La même année, en plus de cette agitation ouvrière, des officiers se révoltent au sein même de l’armée : c’est ce que l’on appelle le mouvement du 5 juillet. Réprimé massivement, ce mouvement pris une grande importance symbolique au Brésil notamment dans le cadre du rejet de la république oligarchique. Les visées des militaires sont en effet les mêmes que celle de la classe moyenne en pleine émergence soit le rejet pur et simple des grands propriétaires qui monopolisent le pouvoir politique du pays depuis sa prise d’indépendance. Des révoltes militaires similaires se succèdent et la crise économique de 1929 achève pour de bon le peu de crédibilité politique qu’il restait aux possesseurs : la république est renversée par un coup d’État militaire le 4 octobre 1930. Getulio Vargas, leader civil de la révolution de 1930, devient le président-dictateur du pays et établit le droit de vote universel à bulletin secret, ce qui achève tout un système politique local de corporatisme et de clientélisme. Malgré tout, Vargas a été tant porté au pouvoir par la classe moyenne que par les grands propriétaires terriens du pays, du moins ceux qui n’étaient plus en phase avec la république. En 1937, il établit une dictature appelé Estado Novo soit « nouvel état » en portugais, le même nom que l’on a donné au régime autoritaire portugais de Salazar. Pleinement discrédité à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, Vargas quitte peu à peu son trône et se suicide en 1954 suite à des accusations de corruption ainsi que du meurtre de son principal opposant politique, ce qui lui a paradoxalement doté d’une aura certaine au sein du pays. Il avait en effet initié beaucoup de réformes sociales, ce qui a participé à son discrédit appuyé par les conservateurs. La démocratie revient et des réformes sociales sont mises en place dans les années 1960, mais les oligarques ne sont jamais bien loin et s’allient à la CIA pour renverser le pouvoir en 1964 par un second coup d’État :c’est l’établissement de la dictature militaire. Celle-ci, comme les autres dictatures militaires d’Amérique Latine, va s’établir sur un rôle proéminent des armées ainsi que sur la lutte contre le communisme dans le cadre de pratiques contre-révolutionnaires.

1Anne VIGNA, « Au Brésil, la crise galvanise les droites », Monde Diplomatique novembre 2017, p.10 et 11

2Anne VIGNA, art. cit.

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