Par Camille Laplanche et Matthieu Niango

Nous sommes allés en vacances en Islande avant tout parce que ça nous faisait rêver de prendre nos sacs à dos pour aller contempler ces rudes et magnifiques paysages des commencements du monde, pour nous recueillir sur des collines battues par les vents, pour méditer au bord des lacs aux reflets d’argent, pour nous connecter aux énergies fondamentales ou pour nous baigner dans des piscines chauffées par le cœur de la Terre d’où s’échappent des fumeroles, et une délicieuse odeur de soufre (œuf pourri)… Un vrai rêve de bobos, quoi, mais pas que. Donc même si vous n’en avez rien à faire de la politique (ce qui est peu probable si vous lisez cet article), allez-y sans hésiter—à condition de ne pas craindre le froid et de vous apprêter à dépenser de l’argent car c’est un pays cher.

Si vous aimez l’histoire, vous apprécierez tout particulièrement une balade – l’une des plus belles notre vie – dans le parc national du Þingvellir, littéralement « les plaines du Parlement », où se réunissait l’Alƥing, l’ancienne assemblée des Islandais à partir de 930. C’est à cet endroit aussi que fut proclamée l’indépendance du pays en 1944.
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Les Islandaises et Islandais sont fiers de leur passé, des voyages périlleux de leurs ancêtres Vikings, des grandes décisions prises en commun régulièrement sur cette plaine bordée de falaises majestueuses parcourues d’eaux tumultueuses. Ils ont eu bien des raisons de s’y ressourcer depuis dix ans que cette île de quelques 330 000 habitants cherche des voies nouvelles pour se gouverner.

Du coup, si, pour vous aussi, la politique devrait être grande et chouette, allez en Islande pour entretenir votre confiance dans la possibilité d’autre chose que cette confrontation d’égos qu’est la monarchie élective française. Allez-y si vous êtes lassés par le côté guindé et distant de nos politiciens, qui contraste avec la simplicité des nouveaux acteurs de la vie politique islandaise, où l’on trouve des musiciens, des artistes, des juristes, des salariés (mais encore trop peu d’ouvriers et de chômeurs)… Nous les avons croisés à Reykjavik, notamment lors d’une fête donnée par le Parti Pirate (parti venu de Suède et co-fondé en Islande par Birgitta Jónsdóttir en 2012) dans un bar à la fois cool et chic du centre-ville. Encore une fois, on est loin d’une diversité sociale parfaite, mais plus loin encore des prétentieux distants et raides qu’on nous inflige en France !

Pour rédiger cet article, nous avons rencontré et discuté avec deux femmes impliquées en politique : Katrin Oddsdóttir, une avocate et directrice d’ONG, très active lors de la Révolution des casseroles et membre du conseil en charge de la rédaction de la nouvelle constitution, avec qui nous avons partagé un poisson incroyablement fondant dans un bistrot des hauteurs de Reykjavik. Et Sara Óskarsson, artiste-peintre, membre du Parti Pirate depuis 2014 et co-députée depuis 2017, avec qui nous nous sommes retrouvés dans un café près du Parlement, puis une seconde fois pour boire des bières à la fête des Pirates.

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Katrin Oddsdóttir Sara Óskarsson
PS : Lors de notre séjour, nous avons été contents d’apprendre que le suffixe « dóttir » veut dire « fille de », et le suffixe « son », « fils de ». Les Islandais s’appellent par leur prénom, se tutoient tous et toutes (comme pendant la Révolution française) et n’utilisent leur nom de famille que pour se différencier. Une prédisposition à la familiarité ?

La révolution des casseroles

Pour comprendre pourquoi il faut aller en Islande quand on veut faire de la politique autrement, revenons un peu à l’histoire récente de ce pays de glaciers et volcans. Le 15 septembre 2008, la banque américaine Lehman Brothers fait faillite. Elle entraîne dans sa chute le système financier mondial. La crise frappe de plein fouet ce petit pays engagé depuis des années dans une frénésie boursière. Montré auparavant en exemple par des investisseurs et des agences de notation, l’Islande se retrouve alors dans une situation financière catastrophique. Les banques ne peuvent plus emprunter et se retrouvent à court d’argent liquide. Les ménages, endettés avec des taux d’intérêt exorbitants, ne peuvent plus assumer leurs traites. Le chômage croît. De nombreux Islandais et Islandaises quittent le pays du jour au lendemain. Le gouvernement pointe du doigt les errements du système bancaire et prend des mesures vigoureuses.

Toutefois, le peuple islandais ne reste pas les bras croisés à attendre que son gouvernement règle ses problèmes. La dimension populaire de la crise va transformer ces événements tragiques en une révolution pacifique et festive. Des activistes, avec à leur tête Hördur Torfason, un militant historique de la cause gay islandaise, et Birgitta Jónsdóttir, poétesse anarchiste et femme d’action, se réunissent chaque jour, dès le 11 octobre 2008, devant le Parlement pour interpeller les passants et leur faire prendre conscience des causes profondes de la crise en cours. Le rendez-vous devient hebdomadaire, chaque samedi, 15h pétantes, une demi-heure, pas plus.

Le même message est porté par une foule de plus en plus nombreuse. Les demandes de « la voix du Peuple », nom que ce rassemblement quasi spontané se donne, sont au nombre de 3 :

  • démission du gouvernement,
  • démission des responsables de l’autorité de surveillance des banques,
  • démission des dirigeants de la Banque centrale.

Après les congés de Noël, la mobilisation  risque pourtant de s’essouffler. C’est pourquoi, le 20 janvier, Hördur lance l’idée d’une ronde musicale. Les Islandais répondent joyeusement à l’appel et la fête devient sonore : on fait le tour du Parlement en frappant sur des casseroles ! La fin de cette première journée est toutefois marquée par des heurts, ce qui pousse les premiers organisateurs à insister sur le mot d’ordre de paix et sur la mise en place d’un cordon de sécurité entre les manifestants et les forces de l’ordre. La mobilisation s’appuie sur les réseaux sociaux dans cette société hyper connectée (comme vous le constaterez en prenant contact avec des Islandais sur les réseaux sociaux, qui ne tardent jamais à vous répondre !)

Le gouvernement alors au pouvoir est formé d’une coalition entre le Parti de l’indépendance et les sociaux-démocrates. Conservateur, le Parti de l’indépendance, le plus puissant du pays, est le « représentant du lobby des pêcheurs », nous explique Katrin. Suite à l’annonce d’un petit parti de centre-droit, le Parti du progrès, prêt à soutenir une coalition de gauche, les conservateurs rompent le pacte de gouvernement.

Les manifestations se veulent pacifiques mais la tension monte, et le Premier Ministre conservateur annonce des élections anticipées avant de démissionner le 26 janvier 2009, soit 6 jours après le commencement de ce que l’on a appelé la « Révolution des casseroles ». Viennent ensuite le tour de la direction de la Banque centrale et de l’autorité de surveillance des banques : les demandes immédiates de la foule ont été satisfaites. En février, un procureur spécial est nommé pour poursuivre les dirigeants économiques et politiques impliqués dans le désastre. Quoiqu’on aboutisse finalement à des peines plutôt symboliques, la démarche démontre pleinement le changement en cours. Surtout, les Islandais ont pris conscience de leur capacité à agir directement sur les affaires qui les concernent. Ils confirmeront bientôt l’efficacité redoutable de la mobilisation populaire.

Un peuple mobilisé contre les technocrates

Revenons un peu en arrière. En octobre 2008, le gouvernement prend une décision allant à l’encontre des règles de l’Espace économique européen, dont l’Islande est membre mais pas de l’Union européenne : il garantira les dépôts des épargnants islandais, mais pas ceux des épargnants étrangers. Cette décision provoque la colère de deux pays, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, cette dernière faisant même inscrire l’Islande sur le registre des pays… terroristes. Les gouvernements hollandais et anglais rachètent la dette de leurs épargnants et exigent son remboursement par leur petit voisin. Ils sont soutenus dans leur démarche par l’Union européenne, qui dégringole alors dans l’opinion des Islandais. On comprend pourquoi Katrin qualifie l’Europe « d’alliance des riches qui s’entendent entre eux » et que l’adoption de l’euro ne soit plus un sujet d’actualité !

En octobre 2009, un accord est approuvé par le nouveau Parlement qui reconnaît une dette à 5,5 % sur 15 ans à compter de 2016 vis-à-vis du Royaume-Uni et des Pays-Bas. Soit 13 000 euros par Islandais. Une pétition circule pour demander au Président de la République, qui possède un rôle plutôt honorifique, de ne pas ratifier cet accord et de le soumettre à référendum. Le 6 mars 2010, 93 % des votants refusent le remboursement. Rebelote avec un nouvel accord proposé l’année suivante, même si le rejet de ce second accord est moins net, avec 60 % de « Non ».

Alors que les démocrates triomphent, les habituelles malédictions des élites pleuvent sur l’Islande : « Nous courons à la ruine, personne n’investira plus en Islande, etc. ». Les agences de notation dégradent la note de l’Islande. L’économie finit pourtant par repartir à la hausse et présente aujourd’hui une croissance annuelle d’environ 7 % et un chômage plus bas encore qu’avant la crise. Quant aux créanciers, ils ont finalement été presqu’entièrement remboursés grâce à la liquidation d’une des principales banques prêteuses. Comme quoi, les menaces de ceux qui soi-disant savent, il ne faut pas toujours les écouter… En parallèle, le gouvernement islandais obtient une aide du FMI soumise, une fois n’est pas coutume, à des conditions tenables pour les dépenses publiques.

Un peuple mobilisé pour sa nouvelle constitution

Mais il y a plus encore, et là, le rêve ultime des Révolutionnaires a semblé un moment à portée de main. En janvier 2009, le poste de Premier Ministre est occupé par une femme de gauche, deux nouveautés dans l’histoire islandaise ! Dès sa prise de fonction, la nouvelle Première Ministre sociale-démocrate, Jóhanna Sigurdardóttir, annonce la mise en place d’un processus constituant populaire.

La Constitution islandaise, octroyée par le roi du Danemark à la fin du XIXe siècle, n’avait jamais été trop aimée, et beaucoup s’accordaient sur la nécessité de la faire évoluer. N’en déplaise aux révolutionnaires de gauche islandais, c’est semble-t-il le Parti du Progrès, de centre-droit, qui en a imposé l’idée au nouveau gouvernement en échange de sa participation à celui-ci. L’aurait-il pu, cependant, sans la pression énorme de la rue ?

Deux ans plus tard, un Forum national est réuni. 1 000 membres sont tirés au sort ayant pour mission de définir ensemble les grandes valeurs qui doivent inspirer la nouvelle constitution. Katrin nous rapporte avec émotion cette journée de réflexion intense, réunissant toutes les composantes de la société islandaise : « des choses magnifiques étaient dites, comme l’idée que toutes les ressources naturelles devaient être communalisées. C’était une expérience quasiment religieuse ». Suite à cela, une assemblée constituante de 25 personnes, élues, a pour charge de travailler pendant 4 mois à la rédaction d’un texte fondé sur ces grands principes. Le scrutin est complexe. La documentation pour élire les membres de ce conseil est très lourde, comprenant les CV détaillés des 523 candidats ! La participation est très faible, 36 % seulement. L’assemblée constituante finalement élue est peu représentative. Katrin le reconnaît : « nous avons eu un problème de représentativité, c’est vrai, avec une écrasante majorité de CSP+. » En revanche, les débats étaient pleinement ouverts sur internet, et tous les Islandais pouvaient commenter le texte publié au fur et à mesure de son avancement. Il y eut en tout 4 000 contributions et commentaires—soit moins de 2 % du corps électoral, ce qui semble peu au regard de l’opportunité offerte. « Là encore, poursuit Katrin, il y avait un obstacle à la participation en fonction de la sociologie des personnes. Le sujet de l’inclusion est essentiel, et nous n’avons pas eu le temps de le traiter ». On a envie d’ajouter, les Islandais avaient-ils confiance en ce processus constituant ? Peut-être ont-ils douter de l’application effective du texte ? Les Français ont bien vu ce qui s’était passé après le référendum de 2005 sur la Constitution européenne…

La nouvelle constitution, de 114 articles, donne plus de pouvoir au peuple, avec le référendum d’initiative populaire et un contrôle plus poussé sur l’information, mais aussi au Président de la République, qui avait, par deux fois, permis que des référendums soient organisés sur le remboursement de la dette. Rien de révolutionnaire sur le fond. Mais sur la forme, tout a changé puisque ce sont les Islandais eux-mêmes qui ont décidé ! Fin 2012, ils ont approuvé le projet à 67 %, malgré une tentative de sabotage du processus par les conservateurs qui a sans doute joué dans la faible participation des électeurs (49 %).

Et pourtant… la nouvelle constitution n’a toujours pas été adoptée…

Katrin nous explique que le processus d’adoption d’une nouvelle constitution est terriblement compliqué : il faut sa ratification par le Parlement, qui démissionne, puis une nouvelle ratification, à l’identique, par le nouveau Parlement élu. Autant dire que c’est difficile, voire impossible. L’enseignement à tirer est précieux pour toutes celles et ceux qui réclament, en France notamment, un processus constituant : ce dernier doit définir au préalable de nouvelles modalités d’adoption s’il veut pouvoir aboutir. Ce ne fut pas le cas en Islande.

Depuis, le combat est permanent, auprès de l’opinion publique et des gouvernements successifs, pour faire adopter la nouvelle constitution. D’autant plus que les gouvernements pensent toujours avoir mieux à faire que de finaliser ce processus. C’est ce que nous explique Sara Óskarsson, co-députée du Parti Pirate au Parlement depuis novembre 2017 : « même quand ils sont de bonne volonté, comme c’est peut-être le cas de la Première Ministre [une ancienne rockeuse, élue sur une liste d’alliance Verts-Socialistes], ils disent qu’il faut d’abord traiter d’autres questions jugées plus urgentes. Et le temps passe. » La leçon est à retenir, à l’heure où des personnalités comme Jean-Luc Mélenchon annoncent la VIe République mais aussi tout un paquet de mesures dans les champs économique, écologique, etc., qui risquent de passer avant la transformation institutionnelle… laquelle, du coup, pourrait ne jamais avoir lieu !

Toutefois, la démocratie progresse !

On aurait tort, pour autant de penser qu’il n’y a pas eu, en Islande, une sorte de révolution. Pas dans les institutions (du moins pas encore), ni dans les équilibres économiques (au point même que Katrin craint « l’arrivée imminente d’une nouvelle crise »), mais dans la conscience collective d’un réel pouvoir de la démocratie, quand elle prend pour principe la souveraineté du peuple, et non d’une poignée de représentants. La révolution aura donc été civique avant d’être institutionnelle.

Cela s’est traduit par l’apparition, sur la scène politique, d’une nouvelle génération de femmes et d’hommes. Certes, une formation politique comme le Parti Pirate a gagné puis perdu des voix (d’abord 3 en 2013, puis 10 en 2016, les députés sont aujourd’hui 6 au Parlement) et se retrouve actuellement dans une position difficile. Sa fondatrice, Birgitta, ne souhaite pas nous rencontrer parce qu’elle a pris du recul vis-à-vis de la politique et souhaite, pour le moment, se consacrer à l’écriture. Ce qui est sûr, c’est que des Islandais qui ne s’imaginaient pas agir en politique se sont découvert un véritable goût pour elle sans reproduire les travers des politiciens habituels. C’est ce que nous explique Sara : artiste-peintre qui réalise de splendides tableaux aux couleurs de la nature islandaise, elle s’est impliquée dans la vie politique en revenant de Londres en plein milieu des événements. Cette génération apporte un souffle nouveau dans le monde politique.

Être novice a nécessairement des inconvénients, regrette Sara : « à l’assemblée, notre manque d’expérience nous fragilise face aux vieux routiers. Il y a des obstacles administratifs, des jeux que nous ne maîtrisons pas. On ne sait pas toujours comment s’y prendre pour faire passer nos idées. Nous ne connaissons pas (encore) toutes les ficelles et stratégies à déployer dans l’arène du Parlement. Mais on apprend et on progresse ».

Plus encore qu’une nouvelle génération de représentants politiques plus ouverts et moins attachés à leurs privilèges, les événements ont conduit les citoyens islandais à prendre conscience de leur capacité à se mobiliser, et notamment de leur capacité à censurer des gouvernements manifestement défaillants. C’est ce qui s’est passé en 2009, puis en 2017.

De même, la participation aux élections législatives qui se sont succédé à quelques mois d’intervalle entre 2016 et 2017, fut à chaque scrutin plus élevée—80 % pour celles d’octobre 2017, contre 47 % en France ! On nous dira : c’est plus facile avec un pays de 330 000 habitants. On répondra : ce serait déjà bien si les habitants des villes comme Nice (342 000 habitants) ou Nantes (303 000) étaient administrées, non par des apparatchiks, mais par des citoyens engagés.

La force du féminin

Nous nous sommes interrogés sur cet effondrement de la figure traditionnelle de l’élu politique : est-il allé de pair avec le déclin des valeurs de domination, de compétition et de pouvoir qui soutiennent habituellement le monde politique, ainsi, hélas, que nos édifices sociaux occidentaux ? Serait-ce trop d’affirmer que ces valeurs sont, par excellence, non pas des valeurs d’homme, mais des valeurs masculines ? Ira-t-on affirmer, avec le journaliste Pascal Riché, dans un petit livre qu’il faut absolument lire, qu’au moment de la révolution des casseroles le cours de la testostérone était très bas ?

Militante féministe de longue date, Katrin le pense : « L’histoire politique est avant tout masculine, mais il y a aussi une forte tradition de féminisme en Islande. A l’école, on reçoit une éducation très égalitaire sur le sujet. Nous avons eu une présidente, Vigdís Finnbogadóttir, élue en 1980, et même un parti politique exclusivement féminin, l’Alliance des femmes, qui a eu des élues. Un jour, pendant la révolution des casseroles, j’ai pris la parole pour dire : “Hey, les mecs, notre rôle ce ne sera pas de faire le ménage après la fête  !” On a vraiment pris notre place. J’avais même imaginé une assemblée de femmes qui siègerait pendant 5 ans. Et on impose depuis des valeurs que je qualifierais de féminines : l’inclusion, le consensus, la communauté, la compassion… »

À l’appui de son affirmation, en 2009, comme on l’a dit, l’élection de Jóhanna, première femme Première Ministre d’Islande, le remplacement des directeurs des banques par des directrices ou encore l’élection d’une assemblée à 43 % féminine en avril 2009, (un chiffre qui atteint 48 % aux élections de 2016) sans qu’aucun mécanisme n’ait été prévu pour garantir une quelconque parité.

Au cours d’une visite au musée national de la civilisation islandaise, une excellente guide, très drôle, fait l’éloge de la femme islandaise, la femme viking, la fameuse walkyrie, portant les attributs du guerrier et de la mère, un mythe réactivé dans une vie politique où les femmes jouent vraiment un rôle de premier plan. Katrin tente une explication de fond pour rendre compte de cette situation unique au monde dans ce pays qui a imposé récemment des sanctions en cas d’inégalité de salaire hommes-femmes. Pour elle, l’histoire longue de l’Islande, dont l’économie a longtemps reposé, et repose encore beaucoup, sur la pêche, expliquerait la part prépondérante des femmes : « les hommes partaient à la pêche, sans garantie de retour, pendant de longs mois. Alors les femmes s’organisaient et géraient tout sans eux ».

Pour Sara, il ne faut pas en conclure que la femme aurait une spécificité quant à la manière de faire de la politique. Mais, le fait qu’on ne considère pas les femmes comme égales aux hommes, les pousse à redoubler d’efforts pour s’imposer. Plus généralement, Sara insiste quant à elle sur la nécessité de ne pas chercher à imposer aux hommes des valeurs de femme, ou soi-disant telles, ce qui risquerait au contraire d’opposer les deux sexes : « Il y a un féminisme qui consiste à s’imposer là où on n’est pas attendue. Moi, j’aime aller boire des bières seule dans des bars exclusivement masculins et attendre que les mecs viennent me voir, étonnés. J’entame alors la conversation et je casse les idées reçues. »

Aussi faudra-t-il, en tout état cause, parler plutôt de valeurs féminines—originellement assumées par des femmes, mais disponibles pour toutes et tous—et les opposer à des valeurs masculines—elles aussi appropriables – et constater l’affaiblissement de l’hégémonie sans partage de celles-ci. « Il faut que les hommes prennent conscience que le féminisme est une bonne chose pour tout le monde, affirme Katrin. Que ça fait du bien à tout le monde. »

Leçons pour mouvements citoyens

Ce qui a sans doute rendu possible cette révolution civique, c’est la ritualité qui a accompagné la mobilisation populaire ainsi que son caractère initialement apolitique. Les révolutionnaires des casseroles se donnaient rendez-vous au même endroit, tous les samedis à la même heure, pour un court moment, rendant par conséquent possible la présence de toutes et tous. Les mots d’ordre étaient simples, facilement appropriables. Certains en tenaient pour le grand soir économique, d’autres non. Les clivages politiques existaient mais n’entravaient pas l’essentiel.

L’ingrédient essentiel de cette émulsion civique est la fête. Katrin insiste sur ce point : « si ça n’avait pas été sympa, je n’aurais pas continué. Mes parents, qui sont des gens très sérieux, sont venus et se sont beaucoup amusés. Les personnes rassemblées devant le Parlement, chaque samedi plus nombreuses, venaient partager quelque chose et simplement être avec les autres personnes présentes sur la place. Nous y avons appris à mieux nous connaître et à dialoguer. »

Le cas islandais nous montre aussi que les obstacles à la démocratie sont également psychologiques. Construire une société démocratique prend beaucoup de temps. Sara nous montre, en soupirant, la vidéo qui a permis à l’ancien Premier Ministre, pourtant épinglé pour corruption, de revenir sur le devant de la scène politique. On l’y voit en train de préparer un gâteau pour ses enfants… « Il y a une espèce de syndrome de Stockholm en Islande, les gens aiment les figures fortes, paternelles, rassurantes. C’est fatiguant. Il y a encore un gros boulot à accomplir pour leur permettre de se défaire du confort de la figure paternelle et charismatique. »

À l’inverse, les processus démocratiques sont « ennuyeux et désincarnés pour les gens, qui demandent souvent : “qu’est-ce que ça change concrètement pour moi, pour ma vie, pour mes finances, pour mes enfants ?” On a du mal à rendre la démocratie attrayante. »

Un autre problème se pose aux novices en politique : ils finissent trop souvent par prendre le pli. Le pouvoir change les gens, explique Katrin. « Des élus sympas et frais finissent par s’endurcir, et porter un masque qui, peu à peu, leur colle à la peau. C’est le système qui veut ça. » D’où la nécessité de se défaire, structurellement, le plus vite possible après l’accession au pouvoir, des élus professionnels en transformant les lois sur le cumul dans le temps. Si bien inspirés qu’ils soient lorsqu’ils se lancent en politique pour changer les choses, les élus citoyens ont de grandes chances de finir par ressembler à celles et ceux qu’ils combattent. « C’est pourquoi je crois au tirage au sort, pour confier à des personnes, sur un temps limité, le traitement de questions précises, sans courir le risque de les voir adopter la posture de la femme ou de l’homme de pouvoir. Mais il est vrai aussi que nos sociétés sont complexes, il faut donc trouver un bon équilibre : on ne peut pas être élu à mi-temps… » commente Katrin.

Pour répondre à ces limites, Sara comme Katrin prônent une éducation démocratique permanente. Il faut dialoguer, encore et toujours, pour mieux identifier ce qui peut être bon pour tous, et comprendre mieux les motivations de nos concitoyens. « Ce qu’il faut, c’est approfondir la démocratie. Les bonnes valeurs, ce sont celles de la conversation, du dialogue » nous répète Katrin. Sara rêve d’une école destinée à la formation des citoyens aux fonctions d’élu, à la prise de parole, à la compréhension des lois et de leur cheminement, qu’elle placerait juste en face du Parlement, non pour prendre le pouvoir mais pour le partager.

Alors, oui, l’Islande s’est éveillée, et ça fait du bien. Katrin, Sara, vous avoir rencontrées, nous a donné beaucoup d’énergie pour mener en France le combat pour l’avènement d’une démocratie plus directe. Continuez le vôtre pour votre beau pays !

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Pour vous récompenser de nous avoir lus jusqu’au bout, deux voyages musicaux :

https://www.youtube.com/watch?v=kzSJBhPFTcY

https://www.youtube.com/watch?v=3ahhieWx7vc&index=3&list=RDCyM5wow-hUk

 

2 commentaires sur « Quand l’Islande s’est éveillée : les leçons d’une révolution citoyenne »

  1. Magnifique expérience de démocratie participative, on se prend à rêver d’un pareil intérêt populaire pour organiser la vie des citoyens en France et ailleurs. On à l’impression néanmoins d’un film dont il reste quelques épisodes à écrire…
    Vu d’ici on a l’impression d’une vrai expérience de laboratoire dont les conclusions seraient: « c’est bon, on valide, on peut lancer le processus à plus grande échelle… »

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