De Lucie Terreros et Laïla Borcard /

La mobilisation sociale contre la Loi ORE et le mouvement de grève massif des cheminots semble avoir, 50 ans plus tard, réveillé le spectre de Mai 68. Convergence des luttes, assemblées étudiantes rassemblant jusqu’à parfois 3 000 personnes, slogans révolutionnaires et confrontations violentes avec les forces de l’ordre, tous les ingrédients semblent être réunis. Mais peut-on encore, en 2018, « être réaliste et demander l’impossible » ?

De l’élan insurrectionnel de 1968…

Deux dates, deux mouvements, deux époques. Le mouvement de Mai 68 jaillit dans le contexte économique prospère des « Trente Glorieuses » qui, malgré les inégalités qui persistent dans la société française, favorise l’optimisme confortable de la population envers une dynamique de lutte pour les acquis sociaux. Plus important encore pour comprendre ce qui sépare les deux mouvements, l’année 1968 est marquée par une succession de révoltes d’ampleur planétaire, à l’Ouest comme à l’Est du rideau de fer. En Tchécoslovaquie débute le « Printemps de Prague », écrasé par l’armée russe en août, au Vietnam l’offensive du Têt prend l’armée américaine par surprise et choque l’opinion qui pensait les Nord-Vietnamien incapables d’une telle résistance, et l’assassinat de Martin Luther King en avril provoque de gigantesques émeutes dans une soixantaine de villes américaines, dont Washington D.C. L’esprit de Mai 68 et son élan révolutionnaire ne sont donc pas purement français et s’inscrivent dans un contexte, un espace temporel et politique plus large. Une époque « lumineuse » dans le sens où l’entend Miguel Benasayag, philosophe argentin, c’est-à-dire qui semblait pleine de possibles, de dépassements concrets et de nouveaux horizons politiques, malgré les défis et les pertes. On pourrait également reprendre et pousser l’expression du théoricien italien Antonio Gramsci qui décrivait alors la période de crise de l’entre-deux-guerres comme un « clair-obscur » d’où peuvent jaillir les « monstres » d’un temps, mais également ses potentiels opposants. Ainsi, chaque mouvement de revendication sociale s’accompagne traditionnellement d’une résistance « contre-révolutionnaire ». En France, Mai 68 fut également le théâtre d’affrontements tant physiques qu’idéologiques entre les ligues d’extrême-gauche et celles d’extrême-droite. 1968 fut l’année de création de l’ancêtre du Front National, le parti politique Ordre Nouveau créé avec d’autres par François Duprat et Jean-Marie Le Pen. Les leaders héritiers des idées fascistes, nazies et conservatrices virent en Mai 68 une fenêtre d’opportunité politique, qui succède à la débâcle de la Guerre d’Algérie et permet de se mettre du côté du pouvoir (ce fut notamment prouvé par des documents des Renseignements Généraux, qui se servaient des groupuscules d’extrême-droite comme d’un bras armé supplémentaire), tout en faisant mine, dans le discours, d’appartenir au même camp que le prolétaire exploité. L’origine des maux de la société serait alors symbolisée par les milices de « gauchistes » qui promeuvent des idéologies dangereuses qu’il convient de combattre : ni gaullisme, ni communisme, c’est ce que l’on appelle la fameuse stratégie de la « Troisième voie ». Cette lutte déclarée fonctionne donc comme un miroir inversé pour les participants au mouvement de 1968 et les conforte dans la justesse de leur cause.

… aux utopies concrètes de 2018…

Et mai 2018 ? Un demi-siècle plus tard, l’époque s’est durcie et complique une possible perspective de révolte. On retrouve une continuité dans l’affrontement contre l’extrême-droite avec les descendants des groupuscules des années 60 et 70 : les identitaires. Ceux-ci ont presque quitté le terrain de l’affrontement violent et direct pour se focaliser sur le combat idéologique avec ce que l’on appelle une lutte « méta-politique », soit une lutte qui vise à produire du discours politique tout en se préoccupant de champs extérieurs à elle comme la culture ou le sport. L’ennemi tant honni a changé de masque mais pas de visage, et s’arme à nouveau. On pourrait réemprunter un concept de Gramsci pour analyser cette (re)montée en puissance, celui d’« hégémonie culturelle », qui s’articule justement au domaine de la « méta-politique », et désigne la victoire d’une idéologie dominante dans le domaine de la culture, au sens large. Cette hégémonie semble en effet acquise depuis la fin des années 80 à des idées racistes, conservatrices et rétrogrades. Il suffit d’écouter le discours des politiques des partis majoritaires en Europe pour s’en rendre compte (par exemple sur la crise des « migrants ») : l’extrême-droite influence nettement la pratique du pouvoir, espace laissé vacant par l’extrême-gauche dans l’après Mai 68.

Malgré tout, les étudiants reprennent la rue sur fond de crise économique, de dettes, de chômage de masse et de précarité. L’horizon s’est clos sur lui-même et l’heure n’est plus aux rêves mais « au réalisme  entend-on de la bouche d’anti-bloqueurs qui prenaient la parole lors des Assemblées Générales. Un mot repris en cœur par les élites politiques. Le réchauffement climatique qui s’accélère, et avec lui, la promesse d’un monde instable et menaçant, la crise des « réfugiés » et le traitement inhumain que l’Europe leur réserve lorsqu’ils parviennent à franchir en vie la mer Méditerranée ne constitue pas un simple décor : ce sont les enjeux auxquels cette jeunesse mobilisée aura à faire face et elle en a conscience. Pour Lena 18 ans, étudiante en Hypokhâgne à Montpellier et mobilisée contre la loi ORE, toutes les luttes « sont reliées entre elles » et la mobilisation étudiante n’en est qu’une composante. En guise de preuve, à Saint-Denis, l’Université Paris 8 accueillait des réfugiés pendant l’occupation (et continue d’ailleurs à le faire) et la mobilisation contre la loi ORE n’était pas l’unique sujet qui préoccupaient les intervenants durant les longues Assemblées Générales qui s’y tenaient. Les étudiants de Tolbiac au centre de Paris avaient également voté la demande d’internalisation des vigiles qui s’occupaient de la sécurité des lieux et des occupants. Une question reste en suspens : comment organise-t-on une lutte dans un contexte d’impuissance politique, de verrouillage et de démobilisation ? Les enragés de Mai 68 croyaient aux « lendemains qui chantent » et les étudiants de Mai 2018 expérimentent, recherchent, inventent des outils démocratiques pour lutter tout en s’émancipant.

… découlant de pratiques ancrées dans le militantisme étudiant

Au sein des AG, qui ont pu compter jusqu’à 3 000 personnes à Montpellier et 2 000 à Paris, l’horizontalité prime. Dans la continuité de l’histoire des mobilisations étudiantes, l’assemblée est souveraine et permet de donner, en principe, la parole à tous. Même à ceux qui ne sont pas d’accord avec le blocage de l’Université, allant parfois jusqu’à phagocyter le débat entre bloqueurs et anti-bloqueurs. Pour Léna, il s’agissait aussi d’informer les nouveaux arrivants sur la loi ORE : certains militants organisaient des « points-infos » avant la tenue de l’assemblée afin de fluidifier le débat et d’empêcher les redondances. Problème ? La fatigue des militants les plus mobilisés qui s’en chargeaient, alors qu’« au bout de plusieurs mois de mobilisation, les étudiants doivent être informés de ce qu’il se passe » afin que l’AG puisse devenir une assemblée « de lutte » et non uniquement de concertation. Une fois les décisions votées, elles sont mises en œuvre par les Comités de mobilisation, ouverts à tous. Pour Alma, étudiante en philosophie à la Sorbonne, « tout ne peut pas se décider en AG, ça prend trop de temps. » De plus, les étudiants qui y siègent ne sont pas forcément ceux que l’on retrouve au sein des Comités. Ces outils mis en place par les étudiants mobilisés sont souvent remis en question, interrogés dans leur efficacité à l’image des assemblées « anti-autoritaires, illégitimes et sauvages » organisées au square de Belleville-Télégraphe à Paris le vendredi 25 mai 2018. L’idée ? « Pas de tribune, pas de tour de parole, car ces mécanismes détruisent la possibilité de la réflexion, de la discussion, en empêchant les réponses spontanées, et en nous condamnant à faire des déclarations de principe, et non des propositions concrètes et des prises de position claires. » Et c’est aussi l’expérience de Lena au cours du week-end de Coordination Nationale des Luttes à Montpellier où une réunion s’est organisée sans « tour de parole » ni liste de noms inscrits favorisant souvent les mêmes discours afin de « fluidifier le dialogue » et de « gagner du temps ». Le mouvement étudiant ne fait pas que protester contre une loi, une politique, un gouvernement, son horizon est bien plus immédiat. Il s’agit de construire une lutte qui soit une émancipation « en acte » car comme le disait le philosophe Gilles Deleuze : « résister, c’est créer ».

Qualifier la mobilisation étudiante d’événement ?

Concluons cette tentative de compréhension des mouvements étudiants de 2018 en revenant sur la notion d’événement. En effet, Mai 68 peut également prendre le nom des « événements du mois de Mai » et cette désignation n’a rien d’anodin. Il faut, pour le comprendre, quitter le terrain de la pratique pour rejoindre celui de la théorie. En philosophie, la notion d’événement recouvre deux dimensions : il s’agit à la fois de quelque chose qui « arrive », d’un fait qui est situé dans le temps et dans l’espace, mais également de quelque chose qui « survient » en rompant quelque chose, en cassant une continuité. Ainsi, la qualification même de Mai 68 en tant qu’événement a créé de nombreux débats et ne va pas de soi. La question sous-jacente étant, si Mai 68 a bien eu lieu, est-ce que Mai 68 a rompu un ordre quelconque ? Si les mouvements étudiants actuels constituent une continuité historique avec la révolte soixante-huitarde, tout en représentant quelque chose de différent car trouvant place dans un contexte lui-même différent, on pourrait ainsi se demander si nous pouvons ou pourrons, maintenant ou plus tard, les qualifier d’événements. Car c’est ce qui constituera peut-être, au-delà de sa continuité avec Mai 68, sa capacité à le dépasser.

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