Par Grégoire Niango /

Les médias en parlent peu, les médias en parlent mal, mais le mouvement République en Marche est en train de mettre en place une réforme du système judiciaire qui, plus qu’une évolution, est une révolution.

De quoi s’agit il ?

Il s’agit en quelques mots pour l’État de se désengager de la gestion directe du service public de la justice. Ce dernier, envisagé comme un marché, serait soumis à une régulation par un arbitre n’intervenant qu’en dernier recours : le juge.

Or la justice est un service public régalien, l’une des raisons d’être même de l’existence de l’État comme institution. Elle a cette singularité d’être un service rendu au citoyen mais également pour le compte du citoyen, et en partie par lui ce qui déterminait depuis toujours son organisation et son fonctionnement.

Les principes qui la gouvernent actuellement sont les suivants :

– Les Tribunaux sont essentiellement composés de juges dont le métier est d’être juges et qui bénéficient à ce titre d’un statut particulier.
– Ils ne sont pas élus mais issus d’une école nationale.
– Ils sont recrutés par concours ou exceptionnellement sur dossier.

Dans certaines matières particulières, les affaires sont jugées par des tribunaux spéciaux dont la composition fait intervenir des professionnels du domaine considéré. C’est ainsi, par exemple, en matière commerciale (Tribunal de Commerce), ou lorsque l’affaire concerne, pour faire simple, des questions relatives aux terres agricoles (Tribunal Paritaire des Baux ruraux).

Lorsque la question concerne un trouble très grave à l’ordre public causé par un crime, interviennent les jurés, citoyens tirés au sort sur les listes électorales et qui sont chargés de juger, encadrés par trois magistrats professionnels, l’auteur de l’infraction (autrement dit les infractions punies d’un maximum de peine dépassant 10 ans de prison). Ils décident à la fois de la culpabilité et de la peine.

Les affaires sont réparties selon des critères géographiques, l’idée étant que chaque affaire soit présentée et jugée dans un Tribunal proche de ceux qu’elle concerne.

Mais la justice est malade en France, et le système ne fonctionne plus très bien.
Elle est indiscutablement trop lente, et personne ne le conteste sérieusement.

Elle fonctionne avec des moyens indigents. La France consacre à ce service public le même budget par habitant que ne le fait un pays comme la Moldavie : cela la place au 24ème rang européen. Le budget moyen consacré par l’Allemagne à la justice par habitant est de 96 Euros, soit 50 % de plus qu’en France (64 euros).

On aurait pu penser que l’État augmente sa participation financière et se donne enfin les moyens d’avoir une justice de qualité.

Eh bien non.

Le budget est augmenté mais il y a une astuce :  le budget de la justice comprend celui de la pénitentiaire de sorte que la totalité de l’augmentation est absorbée par la création de plusieurs milliers de places de prison. Le budget propre de la justice reste donc, par habitant au niveau de celui de la Moldavie.

Il s’agit alors, à budget constant, d’accélérer le traitement des affaires (sans d’ailleurs s’interroger sur la qualité des décisions rendues). Comment faire, puisque le nombre de juges ne change pas ?

Il faut raisonner comme on le ferait avec des biens ou des services marchands.

1. Déléguer au privé une partie de la gestion du contentieux :

  • Le directeur de la CAF prendra les décisions en matière de modification des pensions alimentaires
  • Des plateformes en ligne appartenant à des sociétés privées (possédées par qui, l’histoire ne le dit pas) gèreront les « litiges simples » en proposant une solution éventuellement inspirée par un ordinateur qui calculera les chances que le juge statue dans un sens ou un autre, organisant une sorte de médiation/concertation mais sans la présence physique des parties concernées…

Ce service, évidemment, est payant pour les parties… Lorsque les plus fortunés et les plus patients seront mécontents des décisions préalables rendues ou proposées, ils saisiront alors le juge.

2. Augmenter la productivité des juges :

  • Les tribunaux d’instance, qui ont remplacé les juges de paix dans leur rôle de juges de proximité, disparaissent en étant fusionnés avec les Tribunaux de grande instance. Aucun site ne sera fermé, c’est ce que répète la Garde des Sceaux. En réalité, des bornes informatiques seront installées dans les sites actuels et du personnel d’accueil aidera les parties à saisir en ligne leur litige sur les plateformes retenues.

La plaidoirie est supprimée puisque l’audience elle-même est supprimée sauf cas exceptionnels, le juge jugeant depuis son bureau en fonction des documents numériques reçus. Ainsi ne « perd »-il plus de temps à écouter les uns et les autres. A ce titre, les avocats sont obligatoires dès que le litige dépasse 4 000 Euros (au lieu de 10 000 aujourd’hui)

  • La notion de territorialité, de proximité n’est plus centrale. Pour rendre les juges plus productifs, on les spécialise et les regroupe dans des pôles. Ce qui déterminera la compétence du Tribunal ce sera la matière concernée, et non plus le souci de permettre aux personnes d’assister physiquement au procès. Évidemment si leur avocat est loin de la juridiction et insiste pour plaider puisque cela sera exceptionnel, elles devront assumer le surcoût généré.

Il en résultera évidemment que le juge aura moins d’affaires à traiter, et ce d’autant que la loi a été rendue plus compliquée en matière de pure procédure notamment en appel, pour que les affaires se soldent par un rejet des demandes à la moindre erreur de procédure.

C’est le règne annoncé de la rentabilité à tout prix.

Et dans cette course, le juge s’aidera des logiciels utilisés par les plateformes chargées du filtre préalable, pour rendre ses décisions. La boucle sera alors bouclée, puisque ce faisant, il rendra les prédictions des machines fiables…

Cela aboutira à figer tout le « petit » contentieux (mais qu’est-ce que le petit contentieux ?), grand rêve des compagnies d’assurance qui peuvent ainsi calculer plus aisément leur primes et, casinos des temps modernes, gagner systématiquement.

Il faut, selon la formule d’un avocat parisien qui dénonce la révolte des « avocaillons », « « rationaliser » l’accès au juge et réserver son intervention aux cas « qui le méritent ».

Retarder l’intervention du juge se traduit aussi en matière pénale, par l’allongement des délais avant qu’il ne soit saisi. Pour saisir un juge d’instruction par exemple, il faudra désormais rester sans nouvelles de l’enquête déclenchée par la plainte de la victime pendant 6 mois. Il en faut pour l’instant 3.

Enfin, le juge statuera de plus en plus souvent tout seul, sans ce que l’on appelle la collégialité (trois juges qui réfléchissent ensemble). Ce qui est un paradoxe étonnant quand on relit les jolies déclarations d’intentions qui avaient suivi l’affaire d’Outreau. Il pourra seul par exemple rejeter une demande d’annulation d’une enquête, et il pourra le faire sans même entendre les avocats.

Si ce n’était que cela, ce serait déjà grave. Mais ce n’est pas tout.

Cette réforme est aussi la manifestation d’une volonté de restreindre le rôle du peuple dans la fonction de juger.

Pour les crimes, elle veut que l’on distingue entre les crimes de nature sexuelle et les autres. Pour les premiers, il y aurait création d’une juridiction spéciale composée de 5 magistrats de profession, en activité ou à la retraite avec très certainement une audience plus légère. Plus courte, avec moins d’auditions.

Les jurés seraient supprimés.

L’analyse présentée est à ce titre très étrange. Le problème dont souffrent les victimes ce n’est pas la longueur de l’audience. C’est celle de son attente.

Quelle étrangeté aussi de voir surgir cette idée en plein renouveau du féminisme. Quelle étrangeté de venir dire que les crimes sexuels sont des sous-crimes et les agresseurs sexuels des sous-criminels.

Pour les matières spéciales jugées par les tribunaux particuliers comme le Tribunal paritaire des baux ruraux, les professionnels comme les agriculteurs n’interviendraient plus.

En somme, il s’agit tout à la fois de rendre la justice plus loin des gens, et d’éviter au maximum que les gens n’interviennent en matière de justice. Prétendant opérer le virage numérique et la connexion de la Justice avec son époque, elle organise en fait une totale déconnexion des réalités, faisant de la Justice un marché absolument inégalitaire.

La Justice ainsi conçue ne serait plus rendue que partiellement par l’État. Elle ne le serait pratiquement plus jamais par le peuple. Mais elle continuerait à l’être en son nom.