Par Yves Zoberman

Nous vivons une étrange époque où pour des raisons de conformité mondialisée, il semble que l’on doive remettre en cause la poursuite de l’émancipation de l’individu. C’est-à-dire que la confrontation difficile et paradoxale entre la liberté de plus en plus grande voulue et donnée aux hommes et les contraintes sociales, ses déterminismes et ses injustices, se solde momentanément par une précarité plus importante pour un plus grand nombre et une crainte accrue dans l’avenir.

Il est temps de revenir aux principes démocratiques d’une société autonome qui se donne ses propres lois et de laisser les citoyens prendre réellement possession d’un imaginaire instituant sans se laisser conduire par un imaginaire institué par d’autres : la loi ne vient pas d’ailleurs. Certes, nous partons de conditions objectives et de lois instituées à un moment donné, mais rien n’est prédéterminé et immuable. C’est d’ailleurs ce que le modèle démocratique grec nous dit quand il établit : « il a semblé bon au peuple », que l’on peut traduire par ce qui est vrai à un moment donné peut être remis en cause et cela constitue même l’essence de la démocratie, légitimant ainsi les conditions de l’émergence du radicalement nouveau. Cela devrait permettre que les choses qui ne fonctionnent pas soit changées, mais la question démocratique se pose alors : pourquoi et pour qui ?

La société doit être organisée pour le bien de tous les individus et ne doit pas être l’apanage de l’élite bureaucratique et si le citoyen se laisse mener par eux et par les média, il est aussi responsable de ce qu’il accepte, comme le dit Castoriadis : « il n’est pas « zombifié » par des esprits maléfiques ». Mais, pour cela, il semble indispensable de rendre à l’élection son vrai visage qui est d’instituer les lois en votant, et non pas de choisir les meilleurs. Dans ce sens, certains philosophes de la démocratie comme Rousseau ou Montesquieu auraient sans doute considéré nos institutions comme oligarchiques et non démocratiques.

Dans cette période où il semble qu’on l’on veuille renouveler les hommes, il parait important de pouvoir aussi créer les conditions d’une révolution copernicienne dans les idées et la politique. Ainsi, le citoyen doit être capable de remplir enfin un de ses rôles déterminants dans la démocratie : apprendre à gouverner. L’abstention que nous avons constatée lors des dernières élections est sans doute la traduction de ce cynisme collectif qui est lui-même le résultat de cette mise à l’écart des vraies décisions et d’une représentation politique endogame qui tourne en rond.

Si donc on admet qu’il n’y a pas de prédétermination ni de métaphysique préalable, alors il faut développer une contre éducation politique permettant de retrouver cette autonomie indispensable à toute démocratie, afin de ne pas toujours se mettre sous la coupe d’experts bureaucratiques qui auraient seuls la connaissance dans le politique.

Ce qui a été institué parallèlement à l’avènement de la représentation politique depuis maintenant plus de 150 ans dans nos pays développés, c’est la centralité du travail qui fut depuis l’avènement de la société industrielle stabilisée par le salariat. C’est ainsi que nous nous étions installés dans une unicité de faire société par la promotion sociale au travers d’un emploi tout à la fois rémunérateur, libérateur et intégrateur. On a récemment assisté à des formes assez dégradées de cette logique qui a transformé la diminution historique du temps de travail en « travailler plus pour tenter de gagner plus » qui pourrait bientôt revenir à ce que l’on avait connu avant les grandes avancées sociales de l’après deuxième guerre mondiale tout en contraignant l’homme à « perdre sa vie à la gagner ».

Aujourd’hui, la question qui se pose en citant Alain Supiot : peut-on encore « éprouver notre liberté par le travail » ? Rien n’est moins sûr !

On peut en effet en douter pour des raisons à la fois conjoncturelles et fondamentales, à un moment où l’autonomie humaine semble fortement remise en cause par la nature d’un capitalisme mondialisé qui laisse peu de place à l’initiative et à la liberté des individus qui ne possèdent qu’eux-mêmes par rapport au capital et leurs détenteurs.

En ce sens, les récentes ordonnances sur le droit du travail en France voulant libéraliser le travail sont représentatives. Et si président élu est démocratiquement et selon la constitution celui de tous les français, comment peut-il faire la politique d’un petit groupe, en opposition à ceux majoritaires qui ont plus de « chance » de se faire licencier et ainsi utiliser la juridiction prudhommale que d’engranger du capital financier. Son élection démocratique, selon les règles constitutionnelles, n’en fait pas forcément un président représentatif de l’ensemble des français.  D’ailleurs, en légiférant par ordonnances, il en donne une preuve évidente. De plus, ces ordonnances sur la simplification du droit du travail, en promouvant une logique purement traditionnellement productiviste, d’aucun diraient de « l‘ancien monde », donnant priorité à ceux qui donnent les moyens de créer la richesse afin d’augmenter leur profit financier, plutôt qu’à ceux qui pourraient en être les artisans directs, semblent vouloir confirmer de façon très traditionnelle le fameux « théorème » de Schmidt datant de 1974 « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».

La démarche est donc de favoriser, nous dit-on, d’abord l’augmentation des richesses de ceux qui entreprennent pour qu’ils puissent investir et faire fonctionner le principe du « ruissellement économique ». Malheureusement, nous ne sommes plus en 1976, temps où le capitalisme entrepreneurial prenait un temps le dessus sur le capitalisme purement financier (Capitalisme rhénan versus capitalisme anglo-saxon). Ceux qui possèdent utilisent leurs profits pour augmenter leur capital sous forme financière et pas forcément pour favoriser l’investissement productif. Quant aux emplois très hypothétiques d’après-demain, que font les individus pour les attendre?

La mise en place d’un système dans lequel les petits boulots développant une précarité pécuniaire chez ces travailleurs pauvres, forme de citoyenneté déclassée en Allemagne, par exemple, inverse la courbe du chômage, certes, mais son caractère aliénant est patent. Il permet peut-être de maintenir un lien social, mais à quel prix ?

Dans la mesure où l’homme est considéré seulement comme une marchandise, aux prises avec un marché du travail dégradé, il perd sa qualité essentielle que constituent cette liberté humaine et cette autonomie de l’individu qui furent depuis la révolution française et l’époque des Lumières une quête indépassable, qui s’est souvent traduite par une promotion par le travail et la réussite dans un métier.

En France, la voie choisie avait été différente, mais il semblerait que le « modèle » allemand fasse de nouveau adeptes. Par cette vision et ces ordonnances, le nouveau gouvernement, en même temps « droite et gauche », oublie qu’une société moderne se construit avec des citoyens de plus en plus libres et maitres de leur temps et pas seulement en les considérant comme des éléments d’un marché où ils échangent leur force de travail et se vendent comme des marchandises. Comme l’écrivait André Gorz, le progrès met «en évidence le fait que le droit à la vie de chacun ne peut ni ne doit dépendre plus longtemps de la vente de soi en tant que force de travail».

Cependant, balloté dans un cycle où son absence d’autonomie réelle, avec des moments de haute utilité sociale productive et d’autres où l’on peut le mettre à l’écart, l’individu peut aujourd’hui facilement être exclu. On se trouve alors très éloigné de cet autre monde, marqué par une forme nouvelle de progrès social et par un ensemble de sécurités sociales telles qu’elles ont vu le jour dans l’esprit de Philadelphie, juste après la deuxième guerre mondiale.

Donc, « puisque le travail ne libère plus, il faut se libérer du travail »[1]. Il est vrai que la diminution du temps de travail est une constante historique, au 19ème siècle, il n’était pas rare de passer plus de 70 heures hebdomadaires au travail. Cette diminution participait à la libération de l’homme. Puisque la production semble de plus robotisée et informatisée, le temps passé à travailler se réduit par des gains importants de productivité, et la logique voudrait que le temps ainsi libéré puisse être consacré au développement humain et à son épanouissement et permettre une participation politique plus directe.

Il faut alors réfléchir aux objectifs à la fois collectifs et individuels de notre organisation sociale et se poser les questions constitutives liées à cette nouvelle donne et donc à l’établissement d’une démocratie moderne et à son organisation. Si on ajoute, comme le fait Régis Debray, que nous sommes dans moment historique où l’on a cassé les canalisations, celles qui structuraient notre civilisation, il parait nécessaire de travailler à la restructuration du politique.

Pourtant, il ne s’agit pas seulement de réaliser une utopie, mais surtout de prendre en considération que la valeur n’est plus majoritairement liée au travail humain comme le prétendaient les marxistes et les tenants d’une économie traditionnelle. En ce sens les nouvelles technologies n’apportent pas seulement du progrès technique mais changent aussi le rapport social dans la mesure où la richesse indispensable à nos sociétés (là aussi il faudrait voir jusqu’où) est produite par une variété d’opérateurs parmi lesquels les individus n’occupent qu’une part en permanente diminution. L’individu moderne n’est plus principalement un producteur mais un acteur multiple qui évolue dans un monde de réseaux auxquels il peut participer de plus en plus directement, en reconstruisant ces canalisations mettant en relation les hommes.

Dans ce débat démocratique qu’il faut aujourd’hui faire émerger et après la crise de 2008, il parait aussi nécessaire de questionner par exemple le rôle de l’argent et surtout de la fragilité d’une économie fondée uniquement sur cette « valeur ». Si la transformation du travail en capital par l’intermédiation de l’argent et si le travail proprement humain lui-même diminue, alors le capital subira sans aucun doute à terme le même sort.

Pour cela il semble nécessaire de modifier le rôle de l’humain et de prendre enfin en considération que chaque individu est porteur d’une richesse propre que l’on pourrait identifier au Beruf protestant et dont la société a comme devoir de mettre non seulement en valeur, mais d’en organiser la confrontation au sein d’institutions vraiment démocratiques. Ce fameux consensus du quotidien est à retrouver dans le sens d’une plus grande bienveillance sociale qui serait alors l’étendard de nos actions.

Au travers d’une action politique non déléguée à des professionnels, mais engagée par l’ensemble des citoyens, on établira alors une redistribution démocratique du pouvoir dans le cadre d’une démocratie directe dont les structures seront axées vers le respect d’un droit d’initiative citoyen. Les professionnels ne seront là que pour aider et structurer la mise en place de ces politiques voulues par nous tous, et appliquées pour le bien du plus grand nombre.

C’est l’objet principal de notre vie démocratique qui est en jeu.

[1] André Gorz

Un commentaire sur « Pour un nouveau consensus du quotidien contre la confiscation du politique »

  1. dans un monde qui devient de moins en moins libre, il est toujours important de parler de democratie, nous vivons comme vous le dites dans une societe oligarchique et non democratique.
    ou est la voix du peuple ?

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