Docteur en Science politique, Paul Cormier s’intéresse à la sociologie de l’action collective et à l’histoire de la répression politique. Ses recherches portent plus particulièrement sur les mouvements révolutionnaires en contexte autoritaire et leurs effets sur les trajectoires individuelles. Il a en particulier travaillé sur la Turquie. De l’interdiction des manifestations aux revendications modernes pour se réapproprier l’espace public, Paul Cormier nous éclaire sur l’histoire des mobilisations collectives. Leurs enjeux, leurs transformations, leur rapport aux institutions et à la politique sont des marqueurs plus ou moins forts de démocratisation de la vie publique.
On a aujourd’hui l’impression qu’il y a des mouvements sociaux partout, tout le temps, et en même temps, nulle part. Dès que l’on commence à nommer un mouvement social, il disparaît. Ce fut le cas avec Nuit Debout, certains ont parlé de forum, d’autres de mobilisation. Et en général, dès que quelque chose se passe, cela ne se consolide pas. Du coup, qu’est-ce qu’un mouvement social ? A quoi cela sert ?
Un mouvement social, c’est une entreprise collective qui, à un moment donné, s’organise. Des individus se mobilisent dans le but de défendre ou promouvoir une cause. Et dans ce but, elle cherche à mobiliser des ressources et des soutiens. Il faut d’abord distinguer un certain nombre de notions. Johanna Siméant différencie ainsi : mobiliser, protester et ne pas consentir(1). Elle montre qu’on a souvent tendance à confondre ces trois éléments. L’idée que ne seraient concernées ou mobilisées que les personnes qui l’expriment publiquement est faux. Toutes les recherches sur la question du consentement montrent que c’est plus compliqué que cela. On a trop souvent tendance à considérer qu’un mouvement social s’exprime nécessairement dans la rue et dans des manifestations. On a donc tendance à confondre mouvement social et manifestation. Or, un mouvement social peut tout à fait s’organiser sans nécessairement recourir à la protestation de rue, sans se donner à voir dans l’espace public. Il y a une autre dichotomie : on peut se mobiliser soit pour soit contre quelqu’un ou quelque chose. Historiquement, en France, l’organisation collective des citoyens hors du cadre strictement électoral, y compris dans un cadre pacifique, est conçu comme illégitime. Je pense par exemple à la loi Le Chapelier qui, en 1791 qui interdit toutes les corporations et dont l’écho se fait sentir tout au long du XIXe siècle. Là où les représentants du peuple sont légitimes car démocratiquement élus, le recours à la mobilisation ou à la protestation de rue devient par conséquent illégitime.
D’où la protestation de rue ?
Oui mais elle est vue avec hostilité par les autorités. D’un côté, elle est assimilée aux contestations frumentaires de l’Ancien Régime. La solution du problème est alors conçue comme purement militaire dans la mesure où il s’agit plus d’une émeute que d’une mobilisation organisée. D’un autre côté, et l’on retrouve cela lors des journées de juin 1848, la mobilisation de rue est un mouvement révolutionnaire. Or, dans une République qui se veut légitime, toute utilisation de la rue avec une contestation révolutionnaire devient criminelle. Elle serait, en quelque sorte, une mobilisation catégorielle incompatible avec la recherche de l’intérêt général. On retrouve cette idée dans le discours de la droite – et d’une certaine gauche également – aujourd’hui : les mobilisations vont à l’encontre des choix du peuple souverain dans le cadre des élections. Tout mouvement social représente forcément la défense d’intérêts particuliers qui seraient par définition moins légitimes que les élus. C’est à la toute fin du XIXe siècle, sous la IIIe République, que la mobilisation collective devient légale – à défaut d’être totalement légitime – avec les lois Waldeck-Rousseau en 1884 qui autorisent les syndicats et la loi d’association de 1901. Ce qui montre que la mobilisation est illégitime, c’est tout ce que l’on retrouve dans la psychologie sociale de la fin du XIXe siècle. Je pense en particulier aux travaux de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules(2) . La foule est nécessairement un bloc versatile, grégaire et tendanciellement portée vers des leaders qui sont hostiles à l’ordre démocratique. L’idée que la protestation puisse devenir légitime se fait de manière très progressive parce que, même au début du XXe siècle, on retrouve une vision très militariste du maintien de l’ordre. On envoie l’armée et cela se termine souvent à balles réelles de manière tragique. Ce que l’on observe depuis la fin du XIXe siècle, c’est le passage d’une gestion militaire à une gestion policière de l’ordre public qui suit le processus de légitimation de la mobilisation collective et de la protestation de rue sans que cela soit totalement linéaire. La notion de maintien de l’ordre arrive après la Seconde Guerre mondiale et renvoie à la manière de policer les foules. C’est un concept policier d’organisation d’un dispositif de sécurité pour assurer l’ordre public. Ce processus de légitimation s’accompagne d’un processus d’institutionnalisation des mobilisations : le syndicalisme devient officiel, , voire institutionnel, et qui du coup, s’éloigne de sa tendance la plus radicale : le syndicalisme révolutionnaire de tendance anarchiste du XIXe siècle pour se routiniser et instaurer un dialogue avec les institutions. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui les « partenaires sociaux ». Ce sont des acteurs mobilisés qui s’institutionnalisent au fur et à mesure et qui deviennent des forces représentatives légitimes des salariés.
Vous avez pris des exemples français. La gestion répressive des mouvements sociaux est-elle typiquement française ?
En France, c’est particulièrement conflictuel. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la France suit un schéma, hormis peut-être avec la Grande-Bretagne, qui est proche des autres pays. Je pense en particulier aux États-Unis où l’on a aussi une gestion très violente par les forces de l’ordre des manifestations, comme lors du 1er mai 1886 à Chicago. Il y a presque systématiquement des victimes. Là où la France reste singulière, c’est dans sa méthode actuelle de maintien de l’ordre. Entre 1945 et 1968, la France est un modèle de maintien de l’ordre puisqu’elle invente des institutions spécialisées les CRS (Compagnies républicaines de sécurité) et la gendarmerie mobile qui développe des techniques et dispose d’agents spécialement entraînés à la gestion des foules. Mais la France n’a pas réformé son système de maintien de l’ordre alors que dans les polices britannique, allemande, suisse, suédoise, etc. on a développé une toute autre manière de maintenir l’ordre en mettant l’accent sur l’information aux manifestants via des panneaux, des haut-parleurs qui permettent d’informer la population sur ce que fait la police. La police française, enfermée dans un modèle qu’elle estime efficace, ne s’est pas réformée et ses actions entretiennent l’hostilité.
La police française considérerait son rôle comme exclusivement répressif ?
Il y a très peu de communication en amont avec les organisateurs des manifestations, et il y a très peu de communication pendant. Il ne s’agit pas de dire que la police est toujours hostile aux manifestants mais que certaines de ses actions peuvent être mal interprétées par les manifestants et donner lieu à des réactions d’hostilité. La plupart des polices européennes ont renoncé à un certain nombre d’armes non légales, types Flash-Ball, qui entraînent très souvent des blessures physiques, voire des décès, mais la police française refuse d’abandonner ce type de matériel.
Ce détour par la question de la rue, c’est une façon de définir en creux le mouvement social tel qu’il est considéré dans l’opinion française, c’est-à-dire forcément comme un mouvement de rue ?
Oui exactement. Mais dans la réalité, ce n’est pas le cas. Le problème est également lié à la médiatisation c’est-à-dire que ce sont les manifestations qui donnent lieu à des violences qui sont les plus médiatisées alors que l’immense majorité des manifestations ne donne pas lieu à des actes de violence, d’un côté comme de l’autre. Et, comme je le disais, toutes les mobilisations ne peuvent pas être considérées comme des manifestations de rue. On peut se mobiliser de manières très différentes, en organisant des rencontres dans un café, sur Internet, en faisant du lobbying auprès des autorités locales et nationales, etc. Ce n’est pas uniquement une question d’organisation dans la rue. Ce qui définirait un mouvement social, c’est l’organisation collective dans le but de défendre une cause mais cette cause, on peut la défendre de beaucoup de manières différentes, au sein des institutions, hors des institutions, dans la rue, en dehors de la rue.
Votre définition du mouvement social rejoint celle de société civile.
Oui. Il y a toutefois un problème de vocabulaire. Parfois on parle du mouvement social pour caractériser les actions de la société civile et parfois on parle des mouvements sociaux pour montrer qu’ils sont divers. Je n’utilise jamais l’expression « le mouvement social », on ne peut pas comparer une association de quartier avec la CFDT. Les logiques sont différentes et ce qui permet justement de différencier les mouvements sociaux, c’est d’abord le profil des personnes qui les composent. Il faut mener une sociologie des militants actifs. Ensuite, il y a la question des ressources financières et humaines. Quels sont les réseaux sociaux sur lesquels ces mouvements peuvent s’appuyer ? Il peut y avoir des réseaux de soutien mais aussi des réseaux institutionnels. Enfin, en sociologie des mobilisations, il y a ce que l’on appelle le cadrage : comment le groupe organisé découpe-t-il la réalité sociale pour formuler un problème public adressé aux autorités ou à d’autres groupes sociaux ? C’est en analysant ces trois objets que sont la sociologie des acteurs, les ressources dont ils disposent et puis le cadrage, que l’on peut affiner la connaissance des mouvements sociaux.
Pour revenir au cas français, d’un côté, les politiques de répression auraient tendance à créer une sorte de statu quo entre des manifestants qui savent que cela peut dégénérer et des pouvoirs publics qui s’en accommodent.
Dans les sondages, il y a une très large acceptation de l’outil « manifestation » dans la vie politique. C’est un outil qui a des règles légales et qui est garanti par la Convention européenne des droits de l’Homme. Plus des trois quarts des Français considèrent que la manifestation est un outil légitime d’expression politique même s’il peut y avoir des effets de violence potentielle. Il y a plusieurs milliers de manifestations par an à Paris. C’est un outil banalisé et routinisé d’expression politique. Du côté des autorités, il y a aussi cette reconnaissance de la légitimité du recours à la rue. Ce n’est plus une question qui se pose. Bien téméraire le candidat qui présenterait dans son programme l’idée d’interdire les manifestations au nom de leur caractère antidémocratique, d’autant plus que l’on parle, à tort ou à raison, de crise de la représentation. Contester la légitimité du recours à la manifestation ou à l’action de rue aux protestataires serait contradictoire puisque cela vient au contraire attester le fait que les citoyens s’impliquent en dehors du cadre électoral dans la vie de leur pays. La manifestation est d’ailleurs un outil démocratique utilisé à gauche comme à droite(3). Il n’y a pas de culture globale à l’échelle de la France qui serait opposée aux manifestations mais plutôt une culture institutionnelle et policière qui tendrait à réactiver les théories de l’hostilité des manifestants à l’égard de la police.
Comment évolue le rapport à la rue ?
Récemment, ce qui est flagrant, c’est l’autonomisation d’un certain nombre de mobilisations collectives par rapport aux acteurs institutionnels qui sont sensés les canaliser. Je pense en particulier aux syndicats et aux partis politiques. Des manifestations comme Nuit Debout, Occupy Wall Street, et même comme Gezi à Istanbul, sont des rassemblements qui se veulent citoyens, c’est-à-dire les plus larges possible, au-delà des clivages traditionnels qui fracturent la société. Ils revendiquent le fait de s’affranchir des acteurs institutionnels, qui sont perçus comme inaptes à relayer les demandes des citoyens. Ils ont la volonté d’être des mouvements purement citoyens,: « we are the 99 % » proclamait-on aux Etats-Unis. Cela a des avantages, c’est perçu comme quelque chose d’autonome, un lieu d’expression de la parole créative et libre, un lieu d’invention. La limite, c’est justement que, faute d’institutionnalisation, ces mouvements ont du mal à trouver des interlocuteurs puisque, n’étant pas identifiés, les pouvoirs publics ne leur reconnaissent pas ou peu de légitimité. Et puis, en refusant de s’institutionnaliser, ils ont du mal à se prolonger dans le temps. Ce que l’on voit par exemple avec Podemos, c’est que la perpétuation du mouvement de la Puerta del Sol, est passée par la transformation en parti politique et l’entrée dans le jeu institutionnel politique légitime. Il y a un hiatus entre la mobilisation des citoyens comme lieu d’expression de la parole et lieu de liberté et le champ politique institutionnel. La question qui se pose aux mouvements citoyens est : qu’en ressort-il dans un cadre hautement institutionnalisé et capté par des acteurs qui ont des liens institutionnels historiques très forts ?
Ces mouvements sociaux sont dans une sorte d’impasse puisque les structures qui sont nées des premiers grands mouvements sociaux modernes seraient les syndicats et les partis politiques, ce sont des structures qui sont anciennes et qui s’autoreproduisent avec des personnes qui passent toute une carrière dedans. On peut être un professionnel du syndicalisme.
Et il y a des passerelles : Julien Dray par exemple passe du militantisme associatif anti-raciste à une carrière au sein du Parti socialiste.
Et ces passerelles peuvent aussi être financières. Mais, du coup, pensez-vous que nous sommes dans une période où les mouvements sociaux cherchent une définition dans leur façon de peser sur la vie publique ?
Je pense que la différence est que le militantisme catégoriel par exemple syndical est en perte de vitesse à l’heure actuelle. On observe en revanche une multiplication d’initiatives localesau sein desquelles on n’est plus nécessairement dans la revendication globale mais dans la vigilance citoyenne. Il y a des collectifs de citoyens qui s’organisent, comme ANLD!, pour demander une plus grande implication des citoyens dans la vie politique, davantage de comptes aux élus. Il y a beaucoup d’associations qui se structurent autour de la lutte contre la corruption, l’évasion fiscale, etc. Cette vigilance marque une sortie des grands appareils, une sortie des luttes pour l’accaparement du pouvoir. Sa logique est une logique d’inscription de la démocratie ici et maintenant, d’une demande d’exercice réel de la démocratie, parfois à l’échelle locale
Ces mouvements sociaux du XXIe siècle, au lieu de se définir par rapport à des revendications concrètes d’obtention d’avantages ou de droits concrets, seraient des revendications de moyens pour arriver à obtenir une discussion raisonnable, intégratrice, à l’écoute d’un continuum de nécessités qui se construisent avec le temps mais qu’il faut pouvoir analyser sans qu’elles soient confisquées par quelques intérêts très catégoriels et consolidés et forcément très étanches.
Il y a une demande de révision des structures pour éviter ces phénomènes de pérennisation des individus, de solidification des structures et d’institutionnalisation trop forte. C’est leur force, elle leur permet de rester vigilants et de demander des comptes à des acteurs qui ont tendance à se retrancher derrière leurs institutions pour se légitimer. La conséquence de cela, c’est leur faiblesse institutionnelle. Par contre, plutôt qu’un remplacement des anciens types de mobilisation par de nouvelles, il vaut mieux parler de cohabitation entre les deux. Les anciens clivages n’ont pas disparu. Le rapport capital / travail n’a pas disparu, loin delà !. Le clivage centre / périphérie n’a pas disparu. Mais il y a une multiplication des clivages qui crée des critiques à l’encontre des acteurs des « anciennes » luttes pour lesquelles la lutte principale reste celle entre capital et travail. Aujourd’hui, il y a une multiplication des pôles de lutte autour des questions de genre, autour des questions de corruption, d’écologie etc. La lutte pour l’écologie par exemple ne passe pas nécessairement par EELV ou par les grandes ONG (Greenpeace) mais peut passer par l’investissement dans son quartier, dans ses pratiques alimentaires, etc.
Un thème ne peut donc pas être confisqué par les représentants de ce thème-là. Il peut être abordé par une intelligence collective qui dans l’idéal pourrait permettre une solution dans l’intérêt du plus grand nombre.
Oui mais la première faiblesse de ces collectifs est qu’ils peinent (parfois volontairement) à s’institutionnaliser. Un autre problème demeure : la composition sociale de ces mouvements : qui retrouve-t-on dans ces mouvements ? Sont-ils eux-mêmes représentatifs de la société française ? Se mobiliser « dans l’intérêt du plus grand nombre » pousse à se demander si la mobilisation collective est le signe de l’échec de la démocratie représentative ? Ou bien est-ce le signe de sa vitalité ? On retombe sur cette dialectique entre ordre et désordre constitutive de toute mobilisation
Il y a deux façons de définir la représentativité en démocratie : la délégation par le vote et la représentation sociologique, c’est-à-dire la représentation au sens de miroir en plus petit d’une réalité. Est-ce que vous les opposez ?
Non, parce que l’on pourrait voir les mobilisations comme un échec de la démocratie représentative dans le sens de la délégation de pouvoirs. D’un autre côté, on peut y voir une demande d’implication des citoyens, y compris en dehors des échéances électorales, pour porter des causes à tel ou tel moment. Le problème est que l’on pourrait se dire : très bien, cela veut dire que les citoyens sont particulièrement impliqués dans la vie politique et qu’ils sont prêts même à prendre de leur temps personnel pour s’impliquer dans des associations, des syndicats, des groupes de quartier,. voire même à se mobiliser le weekend pour défendre ou s’opposer à une cause. Mais lorsque l’on regarde la sociologie des manifestants, ce ne sont pas les personnes qui ont tendance à s’abstenir et qui pourraient utiliser la manifestation comme moyen alternatif d’expression politique, n’ayant plus confiance en la démocratie représentative,. Les personnes que l’on voit dans les manifestations sont des personnes qui sont déjà très impliquées politiquement dans le cadre de la démocratie représentative. La mobilisation citoyenne dans le cadre des associations, dans le cadre des syndicats ou bien des collectifs de quartier, rassemble les personnes les plus mobilisées d’un point de vue électoral.
Ces personnes sont habituées aux procédures d’élections, aux méthodes, aux moyens, etc.
Bien sûr. Cela veut aussi dire que les personnes qu’on ne voit pas politiquement, celles qui s’abstiennent ou qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales, on ne les retrouve pas dans les mobilisations. Cela pose aussi un problème.
Vous avez évoqué le fait que l’on remettrait en question l’intérêt catégoriel par des partis politiques qui sont l’expression, historiquement, d’intérêts catégoriels organisés. Par exemple, les partis communiste et socialiste devraient, historiquement, représenter l’intérêt des travailleurs. Les écologistes défendent la durabilité environnementale, etc. De ce point de vue, est-ce que l’une des questions à l’heure actuelle n’est pas de retrouver quelque chose de l’ordre du commander et être commandés de la démocratie athénienne. Au sens où être citoyen, c’est prendre en main les affaires de la cité. Et le reste du temps, obéir à ce qu’il se fait sur les mêmes principes de prises de responsabilité et d’intelligence collective. Est-ce qu’il ne faut pas repenser la démocratie comme étant une vie publique qui soit le cadre d’une rotation des personnes qui l’animent officiellement ?
Pour l’instant, on manque de recul sur la manière dont ces mouvements fonctionnent et se représentent le pouvoir. Pour l’instant, ils véhiculent un moyen de réappropriation politique, comme un moyen de subjectivation très fort en ayant l’impression, notamment dans les groupes qui agissent sur le local, de se réapproprier l’espace de vie, son quotidien, etc. Mais dans tout collectif subsiste une tension très forte entre commander et être commandé. Il serait intéressant de comparer les manières différenciées de résoudre ce dilemme. L’idée, à mon avis très importante, d’exercer une vigilance, d’exiger la rotation dans les postes, d’exiger la déprise institutionnelle sur les postes de pouvoir, pour aboutir à une démocratie plus ouverte et plus fluide se confronte à la légitimité des représentants qui reste forte à travers la symbolique et la dimension magique de l’élection. Dans le cadre d’une élection présidentielle, c’est ce qui est invoqué. La magie de l’élection universalise l’intérêt catégoriel. Cette ambiguïté-là va être difficile à dépasser. Mais tous les mouvements que nous avons cités s’emploient cependant à mettre en œuvre pratiquement cette idée d’alternance entre commander et être commandé.
C’est l’objectif d’ANLD! 😊
Exactement ! Et puis, ils s’interrogent de manière très intéressante sur à propos de l’espace public. Ils questionnent l’autorité, en tous cas de la verticalité de l’autorité mais ils continuent à poser la question déjà ancienne comme je l’ai souligné de la légitimité de l’occupation d’un espace public. Je trouve cela flagrant dans les débats sur la laïcité. De plus en plus, l’espace public devient étatisé, au sens où l’État s’autorise à intervenir dans l’espace public de manière parfois autoritaire. Le prétexte sécuritaire de menace à l’ordre public, je pense à la loi de 2004 sur le voile, permet de légitimer l’intervention de l’État dans l’espace public et de légiférer sur les conduites. Ce que je trouve très important dans ces mouvements d’occupation, temporaires ou durables, c’est la volonté des citoyens de se réapproprier l’espace public comme un espace qui est avant tout citoyen .C’est le rappel aux autorités que c’est avant tout un espace d’expression, un espace de rassemblement et d’usage pour les citoyens. Mais comment fait-on pour durer dans l’espace public ? On peut durer dans un local, dans des postes institutionnels, etc. Mais dans un espace qui est par nature fluide, comment dure-t-on en tant un collectif et surtout quand on se méfie de l’institutionnalisation ?
Parmi les événements symboliques de Nuit Debout, il y avait les concerts de musique classique place de la République noire de monde. Ils expriment la réappropriation de l’espace public pour en faire un espace de respiration, de fluidité qui n’a pas de but politique en soi mais qui recréé de l’humain là où la question sécuritaire et la présence de l’Etat ont tendance à désapproprier les citoyens de leurs espaces publics.
C’est cela la subjectivation. Il s’agit, sur une période plus ou moins longue, de se sentir citoyens à égalité et avec les autres dans un espace conçu comme commun, usité comme commun et revendiqué comme commun. C’est ce que disent Pierre Dardot et Pierre Laval dans Commun(4) , le commun, ce n’est pas seulement des ressources naturelles, ce n’est pas uniquement l’État, c’est aussi ce qu’on fait en commun ici et maintenant, ce qu’on est en commun quand on se croise dans l’espace public. Dans le cas de rassemblement comme Nuit Debout, cela peut donner lieu au sentiment de faire communauté au sens intégrateur et non excluant. Sans nier les clivages, il s’agit de faire groupe de manière non stigmatisante.
L’une des caractéristiques des mouvements sociaux en France serait alors d’humaniser les institutions qui sont vues comme trop distantes et trop professionnalisées.
Ce discours est de plus en plus présent. Dans les années 70 par exemple, il y a des interviews de citoyens qui trouvent que c’est tout à fait normal que le personnel politique soit professionnalisé parce que c’est gage de compétence. Il y a progressivement eu un retournement et un rejet de cette rhétorique de la professionnalisation comme gage de compétence. Aujourd’hui, elle est gage d’éloignement.
Propos recueillis à La Rochelle par Serge Ollivier, membre fondateur d’ANLD!.
Note :
(1) Johanna Siméant, « Protester/mobiliser/ne pas consentir. Sur quelques avatars de la sociologie des mobilisations appliquée au continent africain », Revue internationale de politique comparée, 2013/2, Vol. 20, p. 125-143.
(2) Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Alcan, 1895, 191 p.
(3) Danielle Tartakowsky, Les droites et la rue. Histoire d’une ambivalence de 1880 à nos jours, La Découverte, 2014, 208 p.
(4) Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, La Découverte, 2014, 400 p.