L’idée de tirer au sort des citoyens ordinaires pour arbitrer des questions politiques est de plus en plus débattue en France. Pourtant, cette idée suscite encore parfois une certaine méfiance. A tort.

Lors de la dernière campagne présidentielle, plusieurs candidats ont avancé des propositions de réforme institutionnelle faisant appel à des citoyens tirés au sort. Jean-Luc Mélenchon souhaitait les faire siéger dans une Assemblée constituante, Benoît Hamon au Sénat. Même Emmanuel Macron a proposé de faire évaluer l’action du Président de la République une fois par an par une commission de citoyens tirés au sort.

Alors que les Français vont prochainement élire leurs députés à l’Assemblée nationale, des candidats-citoyens en campagne continuent à alimenter le débat en défendant le tirage au sort comme une des réponses possibles permettant de réduire le fossé entre peuple et décideurs. Pourtant, l’idée de confier des responsabilités à des citoyens ordinaires suscite encore parfois la méfiance. 

Première objection, l’anachronisme. L’usage du tirage au sort aurait été valable pour une cité antique de taille restreinte, mais ne correspondrait plus aux besoins d’un grand pays moderne. Cette remarque n’est pas sans fondement. Par exemple, à Athènes, le tirage au sort des 500 membres du Conseil chargé de préparer l’agenda législatif aboutissait à ce que près de 70 % des citoyens finissaient par exercer cette fonction au moins une fois dans leur vie. Un tel objectif n’est évidemment plus tenable dans un pays de 67 millions d’habitants comme la France. De même que seule une minorité de Français a l’occasion d’exercer la fonction de juré d’assises, les chances pour un citoyen de siéger au cours de sa vie dans une Chambre tirée au sort seraient assez limitées.

Cependant, le sens politique du tirage au sort n’est aujourd’hui plus le même que dans l’Antiquité. A Athènes, l’enjeu était d’associer le plus de citoyens possible aux institutions, de faire circuler le pouvoir dans l’ensemble de la cité. Aujourd’hui, si le tirage au sort suscite à nouveau l’intérêt, c’est davantage pour contrebalancer la tendance des élus à se professionnaliser et à s’autonomiser de leurs électeurs. Dans un contexte où les inégalités augmentent, il s’agit aussi de démontrer que le pouvoir n’a pas vocation à être accaparé par une élite déconnectée du reste de la population. En somme, l’objectif du tirage au sort moderne n’est pas tant d’aboutir à une participation universelle qu’à une représentativité réelle.

Une Chambre tirée au sort aurait ainsi l’avantage de représenter une sorte de France miniature, où les orientations politiques, les sexes, les origines régionales, sociales ou ethniques seraient représentées à la mesure de leur poids réel. Ce résultat serait obtenu sans qu’il soit nécessaire d’établir des quotas, du simple fait de la nature aléatoire de la sélection.

Une telle Chambre serait très complémentaire par rapport aux instances élues comme l’Assemblée nationale et permettrait aux institutions d’intégrer les aspirations et les craintes de toutes les couches de la population, au lieu de les découvrir naïvement au moment des manifestations de rue.

Seconde objection, l’incompétence. Cet argument est souvent opposé à la démocratie directe. Les citoyens ordinaires n’auraient pas le temps de se consacrer pleinement à l’étude des problèmes publics et ne pourraient arbitrer que des questions très générales ou simplifiées par le biais de la représentation. Là encore, cet argument ne peut être balayé d’un revers de main. Prendre une décision publique requiert un minimum d’information sur les problèmes en question et sur les modalités et les conséquences des solutions possibles. Que répondriez-vous par exemple si l’on vous demandait de but en blanc de fixer le niveau de la TVA sur les carburants ? La plupart des citoyens, précisément parce qu’ils ne sont pas et ne souhaitent pas être des professionnels de la politique, ne peuvent se consacrer à ces questions que de façon limitée et sélective.

Cependant, la Chambre tirée au sort constituerait précisément une solution à ce problème. En confiant à un petit nombre de citoyens la mission de se consacrer à temps plein à un enjeu politique précis pendant une durée déterminée et moyennant indemnité, ce système résoudrait le dilemme entre démocratie et compétence. Une agence indépendante pourrait être chargée de fournir aux députés-citoyens une information de qualité sur le texte en délibération. Un débat contradictoire pourrait permettre au gouvernement et à l’opposition de faire valoir leurs arguments. Des représentants de l’administration et des experts pourraient être auditionnés. A l’issue des délibérations, la décision adoptée par les députés-citoyens serait non seulement tout aussi informée que celle de députés élus, mais elle serait même probablement plus sincère et réfléchie, car moins déterminée par des logiques de discipline partisane et de carrière.

Enfin, dernière objection, le risque d’instabilité. Pour certains, donner davantage de pouvoirs aux citoyens ordinaires ne ferait que renforcer la dérive « populiste » et la montée des extrêmes. La meilleure réponse à cet argument nous vient de Tocqueville. Face à ceux qui craignaient que la démocratisation des Etats européens au 19e siècle ne fasse qu’alimenter les dérives révolutionnaires, Tocqueville renversait le problème : la démocratie n’est pas la cause de l’instabilité politique ; elle en est le remède. Lorsque les hommes sont suffisamment libres pour ne plus accepter la soumission aux dominants mais pas assez pour voir dans les lois le produit de leur volonté, tous les excès sont possibles. En revanche, le progrès démocratique tend à responsabiliser les citoyens et les incite à protéger leurs institutions plutôt qu’à les contester.

De même, gageons qu’une Chambre tirée au sort, loin de souffler sur les braises, contribuerait grandement à apaiser le débat public. En observant leurs semblables s’approprier la complexité des enjeux, débattre par-delà leurs différences et voter des lois, les citoyens seraient moins incités à mette leur mécontentement sur le dos de l’illégitimité du « système » et davantage encouragés à alimenter un débat constructif. Plus qu’une instance décisionnelle, la Chambre tirée au sort serait une formidable instance productrice de cohésion sociale et de fierté civique.

A la fois héritage du passé, appel du présent et clef du futur, la Chambre tirée au sort a tout de la beauté des grandes idées. Le débat ne fait que commencer.

Pierre Haroche, membre fondateur d’ANLD!
Article initialement publié sur le site de Mediapart, le 2 juin 2017. 

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