Démocratie d’apparence
Pouces en l’air et pouces baissés, notation sur une échelle graduée de cinq étoiles (comme pour les hôtels), émoticônes singeant la joie ou la tristesse, l’euphorie ou le dégoût, rien de plus simple et de plus rapide que de donner, aux yeux d’un monde invisible qui n’attendait que moi, mon avis. Sur rien et sur tout. Presque indifféremment. Voici ce qu’est liker : garder sur le monde extérieur le sentiment qu’on peut faire poids sur lui, que je suis bien maitre de mes opinions et que mon engagement, ainsi vu par tous et parfois amendé c’est-à-dire relayé, est certifiable parce que quantifiable. Plus je suis liké et plus j’ai la certitude d’être dans le vrai car ici le nombre fait office de loi. Le nombre devient la loi.
Démocratie accomplie ou « citoyenneté intermittente » pour reprendre le concept de la chercheure en sociologie politique Anne Muxel ? Il est très notable que le militantisme est en pleine mutation et n’échappe pas non plus à ces nouvelles pratiques de validation de contenus par simple approbation numérique. One click-one vote.
Depuis le mouvement « Nuit débout » qui a fait apparaitre de nouvelles formes d’expression collective et politique, on se rend compte que la voix démocratique porte hors du champ habituel des partis et des syndicats. Peut-être retrouve-t-elle par là-même la fonction de débat d’idées ou de consultation qu’elle a pu avoir quand jadis la démocratie se forgeait en consignant dans les cahiers de doléances les vœux et les aspirations du tiers-état. Sur la base de ces propositions l’abbé Sieyès constatera en 1789 que le tiers état représente à lui seul les « quatre-vingt-seize centièmes de la Nation ». La Chambre du Tiers état deviendra comme on le sait assemblée nationale. D’un recueil de vœux peut naitre une loi et même un régime. En démocratie tout devient donc possible !
Démocratie d’apparat
Vit-on à ce point un temps fort de revitalisation du politique ? Il conviendrait de ne pas se tromper sur la nouvelle nature et les nouvelles formes de cet engagement. Qu’il s’agisse des « Nuit debout » que nous évoquions, des insoumis (430 000 soutiens avérés sur la plate forme à la date du 20 avril 2017), des Grandes marches de la manif pour tous ou du mouvement d’Emmanuel Macron « en marche ! » – que l’on peut rejoindre par simple inscription sur internet – il est remarquable que toutes ces nouvelles formes d’engagement se font – par un effet ironique de pervertissement ou de retournement du sens – SANS ENGAGEMENT !
N’éditant pas de carte, ne réclamant pas de cotisations, chacun peut s’engager dans le mouvement « en marche ! » Au gré de ses disponibilités presque plus que de ses envies. Militant de 5 à 7, comme on se l’accorde de certains frissons. Des engagements flexibles et sporadiques, tout à coup sincères (oh la noble cause !) puis délaissés, révisables en permanence qui font penser aux offres toujours plus concurrentielles que se livrent les opérateurs téléphoniques, là même où le sens premier du mot liberté – l’absence de contraintes – masque, c’est-à-dire fait écran, à sa vraie signification, son sens profond, qui est l’autonomie du choix.
La nouvelle démocratie comme on a pu parler de la nouvelle société et des nouvelles technologies se pare à son tour de nouveaux atours. C’est une démocratie relookée. De jeunes habits pour une vieille idée. Il arrivera le temps où dans les colonnes d’un Newsweek – ceux-là où l’on classe les valeurs selon un baromètre, on verra pointé vers le haut ou vers le bas, selon la tendance du moment, le mot de démocratie. Ainsi va la mode, de modus, ce qui bouge sans cesse.
Espérons que ce que l’on a vu se cristalliser autour de ces dernières présidentielles, à savoir une personnalisation à outrance des candidatures et un efficacement progressif des concepts ne soit pas le point d’orgue de cette démocratie d’apparat. Car le drame serait surtout que nous nous en contentions. Par la confiscation du pouvoir par les structures hiérarchiques, par les effets conjugués de la démagogie et du dogmatisme, et par le jeu d’une infantilisation médiatique, c’est, selon le constat de Pierre Rosanvalon, toute une « entropie démocratique » qui opère, état de désordre d’un système poussé à sa dégradation et à la perte de son énergie.
Démocratie d’opéra
La scène politique est un théâtre à ciel ouvert où notre position citoyenne se résume souvent à la vindicte, parfois à l’exultation, quand l’ennemi juré est battu, quand « mon » candidat triomphe. Passions populaires qui s’expriment alors au sens plein par le corps. Au spectacle démocratique on viendrait aussi purger nos passions.
La montée des extrémismes est aussi à interroger en ce sens que dans cette démocratie d’opéra, les populistes sont les plus experts à exciter les instincts et exacerber les passions. De plus en plus d’affaires en lieu et place des débats, de plus en de projections fantasmatiques autour d’une personne, de plus en plus de coups de théâtre, de lamentos et de grandes tirades dont nous devenons spectateurs ahuris, au point d’oublier que ce spectacle démocratique qui se regarde comme une fiction (l’ère du temps est à la série) n’existe en réalité que par la voix de notre suffrage.
À grands renforts de symboles, nostalgique d’une geste héroïque (voir notre nouvel homme providentiel remonter les Champs Élysées sur son char pour s’en convaincre), le pouvoir démocratique joue à se mettre en scène. Mais il ne suffit pas d’affirmer de bons principes – presque de les étaler- pour que les choses adviennent. La démocratie n’est jamais donnée mais toujours à prendre. C’est ce qu’ont compris les grands confiscateurs des décisions que sont principalement les hommes de parti, les démagogues, les spécialistes et pas assez le Peuple, ce corps social héroïsé par Michelet . Bel et bien existe une contradiction entre le principe politique et le principe sociologique de la démocratie. Sociologiquement le « peuple » ne saurait être un tout comme le voudrait le fantasme des populistes. Le Peuple demeure un ensemble complexe qui ne se limite pas à la superposition de catégories évidentes. C’est peut-être pourquoi – manquant d’unité ou ne parvenant pas à s’y reconnaitre – il n’opère pas (ou pas assez) sur le champ démocratique. Et pourtant puisqu’il est le nombre il pourrait être la loi…
Une démocratie toujours à conquérir donc qui, dans le jeu du « démos », se devrait de reconnaitre la pluralité des opinions et apprendre à délibérer et bien choisir au lieu de confier – d’abandonner plutôt – les décisions aux mieux sachants. Déjà en 89, la République vient à peine d’être proclamée que la critique d’une « aristocratie de la représentation » lui est imputée. Egalité des droits comme fondements de la citoyenneté mais quasi privatisation de sa représentativité, nos régimes se disent démocratiques mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement. Passé le moment électoral, le peuple se trouve bien peu souverain… Au fond même les partis politiques ne remplissent pas ou plus cette fonction de représentation. Naguère, on adhérait à un parti car il produisait une identité collective dans laquelle on pouvait se mirer, de laquelle on pouvait être fier comme c’était le cas pour l’union de la classe ouvrière et du PC en 36. Aujourd’hui, il semble que les partis soient coupés de la société, leur action ne consistant plus, selon un jeu de balancier politique, qu’à soutenir ou s’opposer au dernier gouvernement en place. Monde politique préoccupé plus par le pouvoir que par la société.
Mais on a beau jeu de critiquer les partis, de vilipender la classe politique. Refonder la démocratie ce serait surtout, pour chaque citoyen, s’y investir davantage et croire au jeu utile de la délibération, de la recherche juste de l’intérêt général, de veiller au bon fonctionnement des institutions, d’en contrôler les effets. Démocratie qui devrait réfléchir sur le fondement et l’usage de ses propres institutions et permettre à n’importe quel citoyen de s’en saisir. Par définition la démocratie est souveraineté du peuple mais comment faire en sorte que cette souveraineté ne soit pas confisquée par les institutions ? Peut-être en commençant par rappeler que le vote n’est qu’un acte citoyen parmi d’autres et que l’éducation au politique peut s’exercer tout aussi librement hors des urnes et directement dans la cité – en s’engageant justement-.
Aux citoyens de se forger eux-mêmes des instruments d’émancipation pour ne pas être les spectateurs piégés de ce ballet bruyant. La démocratie d’apparence s’illusionne sur son pouvoir, la démocratie d’apparat revêt de faux habits et la démocratie d’opéra ne laisse chanter que ceux qui ont le coffre fort ! Si la démocratie est à nous, c’est à nous d’en retrouver le sens, sens du débat autant que sens du combat.
Denis Gombert, sympathisant d’A Nous La Démocratie!