L’usine Whirpool à Amiens va fermer. Au 1er juin 2018, 600 personnes (dont 290 CDI) perdront leur emploi qui sera délocalisé en Pologne. Ce plan social fait écho à d’autres qui ont émaillé la décennie écoulée: Arcelor à Florange, Gad à Lampaul, Continental à Clairoix, Good Year à Amiens, Michelin de Joué les Tours, etc.. Cette litanie funeste ne semble pas vouloir s’arrêter.
La crise financière de 2007 a fait exploser partout le chômage. En Espagne il est passé de 8 à 24 %. En France, alors qu’il amorçait une lente décrue, il est reparti à la hausse. En fait, il y avoisine les 10% depuis 1980. Parfois plus. Parfois moins.
On connaît ses effets destructeurs sur le tissu social, inutile de s’étendre.
Cette augmentation généralisée du chômage a cependant épargné un pays: l’Allemagne
Taux de chômage en pourcentage de la population active (source OCDE)
Non pas que son économie ait été préservée par le recul de l’activité économique. Bien au contraire, son PIB a chuté de 5,9% en 2009 contre 2,6% en France. Rappelons que l’économie allemande est très tournée vers l’extérieur (les exportations y représentent 47% du PIB, 30% en France, 12% aux USA), et que par conséquent elle a été particulièrement touchée par la récession mondiale. Ce qui aurait logiquement dû entraîner une forte hausse du taux de chômage. Et pourtant, l’Allemagne s’est en effet distinguée des autres grandes économies par sa capacité à absorber le choc de la contraction de la demande mondiale.
Le déploiement du chômage partiel a jugulé la hausse du chômage en Allemagne
Pourquoi?
Nombre d’économistes (cf. lettres trésor éco n°79 n°107 ; Ch. Charpail, la revue de l’IRES n°74 ; Brenke, Rinne, Zimmermann IZA Discussion Paper No. 5780) ont mis en avant le dispositif de chômage partiel, qui consiste pour une entreprise à réduire le nombre d’heures travaillées en période de sous-activité sans pour autant procéder à des licenciements secs. En Allemagne comme en France, les assurances chômage couvrent partiellement le manque à gagner pour le salarié.
En 2009, année où la crise financière a frappé le plus violemment l’Europe, 1,5 millions d’actifs étaient concernés par une mesure de chômage partiel en Allemagne, essentiellement dans l’industrie, contre 300.000 en France.
Les Allemands ont donc décidé de recourir massivement à ce dispositif pour éviter de se séparer des salariés.
Les entreprises allemandes sont cogérées par la direction et les représentants syndicaux
A quoi cela tient-il ?
La fameuse cogestion allemande n’est évidemment pas étrangère à ce choix : en Allemagne, les syndicats de salariés ne sont pas seulement des partenaires des syndicats patronaux avec lesquels ils seraient contraints par la loi de négocier, ils sont aussi cogestionnaires.
Cela signifie qu’ils conduisent avec les représentants des actionnaires la politique générale de l’entreprise. Par exemple, dans les entreprises de plus de 2000 salariés, les syndicats ont droit à la moitié des sièges des conseils de surveillance.
Ceux-ci actent les décisions principales de l’entreprise: choix du dirigeant, politique d’investissement, politique financière, plan d’embauches, licenciements collectifs. Tandis que la seconde instance, le Directoire, dirige l’entreprise au quotidien.
Revenons à la crise de 2009. Que s’est-il passé au sein des entreprises allemandes?
Les syndicats allemands, notamment le puissant IG Metall, ont usé de leur pouvoir pour empêcher au maximum les licenciements.
Ils ont exigé et obtenu un recours massif au chômage partiel, malgré son coût exorbitant pour la collectivité. Car ils ont considéré que les salariés avaient consenti de lourds sacrifices pour restaurer la compétitivité des entreprises allemandes (les salaires mensuels réels ont même diminué de 4%).
Le compromis social des années 2000
En effet, souvenez-vous, l’Allemagne des années 90, post-réunification, était appelée « l’homme malade de l’Europe » tant la croissance économique était faible outre-Rhin et le chômage élevé. Les conservateurs ainsi que nombre de patrons désignaient la cogestion comme principale coupable. Elle freinait la réactivité des entreprises confrontées à une mondialisation accentuant la concurrence. Elle ne correspondait pas au modèle anglo-saxon standard d’entreprise où le pouvoir dans les instances décisionnelles revient essentiellement aux actionnaires (corporate governance).
Malgré les coups de boutoir, la co-gestion a tenu. Les syndicats ont négocié des compromis qui ont eu pour effet de diminuer le nombre d’adhérents.
Les syndicats de l’industrie (IG Metall, IG BCE notamment) ont fini par accepter dans les années 2000-2010 la rigueur salariale en échange du maintien de l’emploi, d’une formation professionnelle de haut niveau, et d’investissements réalisés dans le pays. Des mécanismes de flexibilité interne à l’entreprise et à la branche professionnelle ont été développés pour répondre au besoin de réactivité.
Ainsi lorsque la récession s’est précisée en 2009, les syndicats, en tant que cogestionnaires, ont reçu le même niveau d’information comptable et financière que les actionnaires sur l’effondrement de la demande de biens et services. Associés aux décisions en matière gestion des ressources humaines, ils ont obtenu la mise en place des mécanismes de chômage technique. Résultat : le chômage n’a que peu augmenté et aujourd’hui l’Allemagne a atteint un niveau de plein emploi (avec même un manque de main d’œuvre en Bavière et Bade-Wurtenberg).
La décision fut plus que judicieuse, car la demande mondiale pour les biens industriels est très vite repartie, et les entreprises allemandes, dotées d’une main d’œuvre très bien formées et prêtes à reprendre le travail, ont pu la satisfaire sans attendre. Alors que l’on sait que lorsqu’une usine ferme, le savoir faire disparaît vite, se disperse, le capital physique se détériore rapidement, et l’activité ne repart pas quand bien même les conditions en terme de demande se présenteraient à nouveau. D’où la désindustrialisation française accélérée.
La démocratie responsabilise les acteurs
Qu’en conclure ?
Que la démocratie responsabilise les acteurs. Et que son absence les infantilise.
En France, pendant longtemps les salariés n’ont eu pas voix au chapitre. Notons toutefois une première avancée avec les lois de 2013 et 2015 (Rebsamen). Elles rendent obligatoires la présence de représentants de salariés dans les conseils d’administration des entreprises de plus de 1000 salariés (2 dans les conseils de plus de 12 membres, 1 seul en dessous).
Je crois qu’il faut aller plus loin, qu’il faut faire enfin le pari de l’intelligence collective.
Car dans les faits, les syndicats n’ont que peu voire pas de prise sur les principales décisions des entreprises, notamment celles qui concernent directement les salariés. Dans les cas les plus dramatiques que l’on a cités plus haut, ces derniers se retrouvent mis devant le fait accompli, ils apprennent parfois leur licenciement dans la presse (c’est par exemple le cas du plan social de Vivarte).
Les positions des différents acteurs se radicalisent : les patrons se comportent comme des lâches et les salariés choisissent parfois la violence ou optent pour des positions jusqu’auboutistes.
Ce qu’on ne retrouve pas en Allemagne. Bien sûr il y a des conflits, il y a des grèves. Mais les salariés ayant un pouvoir réel, se responsabilisent. Ils ont accès au même niveau d’information que les actionnaires, ils sont formés pour lire les documents comptables et financiers complexes. Les négociations se déroulent entre égaux, et donc sur des bases saines.
Est-ce pour autant l’anarchie dans l’industrie allemande ? Non. Les compromis négociés ont entériné des délocalisations (nombre de pièces détachées de l’industrie allemande provient d’Europe de l’est), des salaires élevés pour les cadres dirigeants, et lui ont surtout permis d’être la plus performante du monde.
Rien de révolutionnaire, pas de trace de société communiste.
Les Allemands ou les Danois ne sont pas plus civiques que les Français
On dit les syndicats d’Europe du Nord plus réformistes, plus enclins à la négociation, tout en pleurant sur la radicalité de certains syndicats français. Je ne crois pas à cette thèse, je ne crois pas à un civisme plus grand des salariés et plus largement des peuples d’Europe du Nord. Je crois au contraire que les institutions dont ils se sont dotés, les rendent plus « responsables », car lorsque le pouvoir est confié à chacun d’entre nous, lorsqu’un représentant de salarié a le même pouvoir qu’un représentant d’actionnaire, il n’a pas vraiment intérêt à entraver le bon fonctionnement du pays ou de l’entreprise ; il négociera tout comme l’actionnaire sera forcé de comprendre la position des salariés.
Tout n’est pas parfait en Allemagne. Il y a des travailleurs précaires, le taux de pauvreté y est plus élevé qu’en France. Les lois Hartz (conseiller de l’ancien chancelier Gerhard Schröder), la création des « mini-jobs » sans minimum de rémunération y ont contribué. Mais notons que cette précarité s’est étendue dans le secteur des services, là où la syndicalisation est très faible car le travail y est atomisé., là où la cogestion ne s’applique plus.
Revenons à Whirpool. Une co-gestion de l’usine aurait-elle pu sauver l’entreprise ? Nul le sait évidemment, mais au moins les salariés auraient été prévenus en amont. Ils auraient été associés à l’avenir de l’entreprise. Comme en Allemagne, ils auraient peut-être certainement consentis à travailler plus sans gagner plus (pour peu que la direction acceptât de montrer également l’exemple en matière de rémunération), à flexibiliser leur temps de travail.
Sortons de la fiction et prenons l’exemple d’une PME française en liquidation judiciaire reprise par une partie de ses salariés en SCOP : la fonderie gillet d’Albi. Je vous invite à regarder ce formidable reportage de France 2 qui retrace ce défi qu’ont relevé les salariés. On y voit que les ouvriers de la fonderie ne ménagent pas leurs efforts, qu’ils ne comptent pas leurs heures, qu’ils consentent à diminuer leur rémunération. Ils ont chacun investi 5000€ pour reconstituer du capital propre et permettre à l’entreprise de redémarrer.
Ils ont choisi parmi eux un directeur mais on note qu’ils délibèrent ensemble sur les décisions importantes (notamment l’achat au Royaume Uni d’une nouvelle machine outil). Aujourd’hui la fonderie Gillet va bien et dégage un résultat positif.
Vertu de la démocratie sociale qui rend leur dignité aux salariés. Vertu de l’actionnariat salarié qui implique chacun dans les choix collectifs des entreprises.
Emmanuel Bonin, volontaire d’À nous la démocratie !