Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et auteur de Radicaliser la démocratie (Seuil, 2015) répond aux questions d’ANLD!. Pratiques démocratiques, outils de participation, mandat impératif continu, avenir des institutions sont au cœur d’une réflexion attentive aux enjeux du renouvellement démocratique.
Propos recueillis par Mathilde Gandy et Marinette Valiergue le 20 février 2017 à Paris.
Vous développez l’idée d’une démocratie continue, par opposition à la démocratie furtive ou par intermittence. Quelle est votre analyse ?
La démocratie électorale, sa forme représentative, est une forme intermittente car elle ne se joue qu’au moment des élections. Le temps d’une campagne, pendant deux ou trois mois, on exerce sa citoyenneté, puis chacun retourne à ses affaires. Cela tient le citoyen en dehors des sphères de production de la norme. C’est le schéma que définissait Montesquieu, dans lequel le citoyen est capable de désigner ses représentants sans participer lui-même à la production des normes. Sa place est réduite au vote, ce qui mène à une démocratie qui laisse le citoyen en marge de l’espace normatif. Furtive ou intermittente, c’est la même idée. D’ailleurs plutôt que de « démocratie », je préfère parler de « régime représentatif ». Le terme de « démocratie représentative » me paraît contradictoire car il vénère le peuple alors que les constitutions passent leur temps à lui confisquer le pouvoir. C’est bien là une forme discontinue de démocratie. Il s’agit donc de passer à une démocratie continue, permettant à l’individu d’exercer son travail de citoyen en dehors des moments électoraux.
Comment comprenez-vous la multiplication des initiatives citoyennes dans ce passage à une démocratie continue ?
Je vois dans l’émergence des phénomènes comme le vôtre la fin d’un cycle, celui où les citoyens considéraient comme normal de confier la gestion des affaires publiques à d’autres qu’eux-mêmes. Ils avaient intériorisé leur propre incompétence. C’est la fin de ce cycle. Ne pas voter est devenu, souvent, un acte citoyen. Les abstentionnistes se considèrent comme citoyens au sens où ils exercent en effet leur citoyenneté, c’est-à-dire leur action pour produire les règles de la cité, par d’autres moyens que le vote. La multiplication « sauvage » et « désordonnée » de ces mouvements citoyens montre que la société civile se réveille et fait bouger la sphère représentative. Je pense aux mouvements de désobéissance civile, comme dans le cas récent de l’agriculteur qui a hébergé des migrants ou celui des lanceurs d’alerte comme le docteur Frachon qui a sorti l’affaire du Mediator. Ces actes citoyens investissent d’autres canaux que ceux de la démocratie représentative, pour transformer leurs revendications en droits, l’alimentation saine par exemple. L’enjeu est de passer d’un besoin à un droit par la mutualisation de ces mouvements civils. Cette effervescence est positive en ce sens. Mais il se posera à un moment donné la question de la connexion de tous ces mouvements. C’est le problème qu’a eu Podemos en Espagne. Comment introduire une verticalité sans plomber l’horizontalité du mouvement ?
Le vote obligatoire serait donc contre une mesure contre-productive car elle renforcerait la discontinuité incriminée ?
En effet, je ne suis pas favorable au vote obligatoire. Le vote est un droit, comme le mariage. On n’est pas obligé de se marier. Et le vote n’est pas le critère unique de la qualité démocratique d’une institution.
Des mesures comme la création d’une chambre de français tirés au sort ou celle du référendum d’initiative populaire pourraient-elles rendre la démocratie plus continue ?
Non, pas le référendum. Je suis hostile au référendum. D’un point de vue théorique, de philosophie politique, je crois que le référendum est plus un instrument du populisme que de la démocratie. Par exemple, Beppe Grillo en Italie défendait le non à un référendum, et demandait au peuple italien de voter avec ses tripes et pas avec sa raison car quand on raisonne on fait des erreurs. Le référendum fait davantage appel aux peurs, à l’irrationnel. La qualité du débat qu’il engendre est faible.
Mais une chambre tirée au sort, oui. J’ai travaillé sur l’idée de conventions de citoyens : on tire au sort une quinzaine de personnes pour qu’elles délibèrent sur des sujets qui font problème, avant que les députés s’en saisissent. Sur des sujets comme le licenciement boursier, la fin de vie, la question écologique, etc. A chaque problème dans la société, avant que les parlementaires s’en saisissent, cette convention rendrait un avis, transmis à l’Assemblée qui devrait ensuite légiférer à partir de cet avis. Je propose aussi des assemblées délibératives de citoyens. Ces instruments sont des espaces de discussion. L’assemblée délibérative est l’obligation pour le député de réunir dans sa circonscription tous les citoyens et de provoquer une discussion sur un projet de loi, avant qu’il aille au Parlement. La loi El Khomri est passée devant tout le monde, sauf devant les citoyens. Cela reprend bien l’idée de votre mandat impératif continu, au sens où il s’agit de contrôler l’exercice du mandat représentatif. Le député serait-il pour autant lié par ces avis produits par les délibérations des citoyens ? On peut en discuter. Mais l’idée importante de ces conventions et assemblées délibératives est de faire intervenir le citoyen avant que la norme soit produite.
Pourtant, en Suisse par exemple, le référendum d’initiative populaire permet de faire émerger de nombreuses questions, sur l’environnement, le revenu universel, etc. et pas que sur la construction de minarets.
Oui en effet, mais l’outil du référendum reste pour moi une mauvaise idée. C’est sans doute contre-intuitif car le bon sens dit « plus de démocratie = plus de référendum ». Mais le référendum est un faux ami de la démocratie. Et ce théoriquement et empiriquement. Car il ne pousse pas au débat. Il y a bien des exceptions en effet. Mais dans bien des cas, le référendum n’a rien résolu du tout. A Notre-Dame des Landes par exemple. Car la question du périmètre ou même celle de la question posée, tout cela était très discutable.
A propos de l’idée d’une chambre citoyenne, qu’est-ce que cela impliquerait au niveau de la Constitution ? Faudrait-il une réforme constitutionnelle pour effectuer ces mesures de démocratisation ?
Oui, toutes ces mesures impliqueraient une révision. Il faudrait que la Constitution consacre un titre spécial sur le rôle de l’espace public dans la fabrication de la loi. Aujourd’hui, l’espace public est considéré comme un réceptacle de la loi. Il faudrait en faire non pas quelque chose qui reçoit mais qui produit et donc introduire un titre dans la Constitution permettant aux citoyens d’intervenir. Pour le Sénat tiré au sort, c’est pareil, il faudrait une révision pour remplacer le Conseil Economique Social et Environnemental par un conseil tiré au sort. Puis il faudrait définir les règles de ce tirage au sort.
Oui il faut penser à toute la dimension pratique, organisationnelle et technique, de ces mesures démocratiques. Aux Etats-Unis, pour constituer les jurys citoyens dans les tribunaux, ils utilisent les registres d’immatriculation de voiture, car c’est là où le plus de personnes sont inscrites…
Je donne souvent comme exemple le film Douze hommes en colère. On voit bien que quand on prend les gens au sérieux, ils finissent par se prendre au sérieux. On peut se référer aussi aux travaux d’Axel Honneth, à son concept de désir de reconnaissance. Au début, le citoyen est surpris d’être reconnu, puis au fur et à mesure, il se prend lui-même au sérieux et délibère de manière compétente.
Quelles conclusions tirer du référendum d’initiative partagée qui n’a jamais été utilisé ?
Je prends un exemple pour vous répondre. Trois pays, la Croatie, la France et le Brésil. En mai 2013 en Croatie, la question est posée de savoir si on reconnaît ou non le mariage pour tous. Une pétition circule, elle recueille 750 000 signatures, et dans leur Constitution il est prévu qu’à ce chiffre le référendum est obligatoire. Le référendum est donc organisé et la réponse des croates est le non au mariage pour tous. En France à la même époque, c’est la loi Taubira et la manif pour tous. Il n’y a pas de référendum et les élus votent en faveur de la loi. Enfin au Brésil, encore à peu près à la même époque, une affaire aboutit devant la Cour Suprême. Un maire a refusé de marier deux hommes. La Cour Suprême condamne le maire en l’obligeant à marier les deux hommes au motif que son refus porte atteinte à l’égalité comme droit fondamental.
Quel est le pays le « plus » démocratique ? La Croatie parce qu’il y a eu un référendum d’initiative populaire ? Et le « moins » ? Le Brésil parce que ce sont des juges non élus qui ont décidé ?
Ce que montre pédagogiquement votre exemple c’est peut-être que pour être démocrate, il faut parfois savoir se changer soi-même et accepter que son point de vue ne l’emporte pas toujours… Qu’en pensez-vous ?
Tout dépend de ce que vous considérez comme le marqueur d’une décision démocratique. Si c’est le suffrage universel, le pays le plus démocratique c’est la Croatie. Si c’est le respect des droits fondamentaux, c’est le Brésil et la Croatie a porté atteinte à l’égalité entre les citoyens. Mais évidemment le juge lui n’est pas élu.
Ce que montre ce débat autour du référendum c’est peut-être qu’il faut en priorité réfléchir, comme l’a fait le philosophe John Dewey, aux conditions nécessaires pour que ces outils mènent à plus de discussion, plus de rationalité, plus de démocratie. L’éducation en particulier est une condition absolument nécessaire à la qualité des débats. Sans mesure éducative et d’autres réformes sociales, les mesures institutionnelles seraient construites sur une base instable.
Oui, la démocratie continue va avec une réduction de la durée du travail, avec le revenu universel, avec les transformations technologiques et culturelles de la société. La démocratie continue c’est une forme de société, au-delà d’une simple question de régime. L’enjeu est la manière dont une configuration sociale organise ses rapports, non seulement au niveau étatique, mais aussi dans toutes les activités sociales.
La crise des institutions actuelle a un côté inquiétant ; on ne sait pas de quel côté du filet la balle va tomber : plus ou moins de populisme et de repli sur soi. D’un point de vue historique, comment en est-on arrivé là ?
Le populisme est devenu si puissant parce que, précisément, il n’existe pas d’espace permettant au peuple d’intervenir avant la production des lois. Si tout le monde est autorisé à parler dans cet espace public, la démocratie implique un pluralisme des conceptions de vie qui doit pouvoir légitimement s’exprimer. Ce sont les conditions épistémiques du dialogue, développées par Habermas : chacun doit faire un effort pour pouvoir entendre ce que dit l’autre. C’est grâce à cet espace de discussion que l’on va combattre le populisme. On combat le populisme par plus de démocratie, pas par plus de sécurité.
La Constitution de la Vème République est-elle à bout de souffle ? Doit-on changer de République ?
Si je raisonne en constitutionnaliste, on change de constitution soit après une guerre soit après un coup d’Etat. C’est un point de vue historique. Or est-on dans ce moment historique là ? Je n’en sais rien. Une révision de la Constitution de 1958 permettrait d’y introduire le seul acteur qui manque, à savoir le citoyen. L’idéal serait évidemment de la réécrire entièrement mais je ne suis pas sûr qu’on soit dans ce moment-là. Mais qu’il y ait des révisions, oui en effet c’est possible. Le peuple est cité dans la Constitution, puis il est immédiatement oublié au profit du Président et des représentants. Mon analyse est simple : il faut introduire le citoyen dans la fabrication de la norme et donc trouver les mécanismes et les procédures pour permettre cela, de manière légitime et institutionnelle.
Peut-on dire la même chose des institutions de l’Union européenne ?
C’est un autre débat, bien trop large pour cette réunion (rire). Les institutions européennes sont un espace sans démocratie. Alors oui il faudrait tout refaire… Il faut un Parlement européen élu sur des listes européennes et non nationales, afin qu’émerge de ces élections un intérêt général européen. Il y a aujourd’hui une juxtaposition d’intérêts nationaux qui empêche l’émergence d’un espace public européen. Sans cela, la démocratie européenne aura du mal à prendre forme. Mon modèle pour l’Europe est plutôt un modèle fédéral.
Oui mais tous les pays européens n’ont pas la même qualité démocratique.
En effet, mais un patrimoine constitutionnel s’est constitué progressivement, partagé par les pays de l’Union Européenne. Ce qui pose problème est que des pays comme la Pologne ou la Hongrie par exemple sont un peu en contestation de ce patrimoine partagé. Certains, comme le premier ministre de la Wallonie, posent publiquement la question de la sortie de la Pologne et de la Hongrie. Je reviens tout juste du Canada. Mes collègues canadiens me disaient : Vous vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez en Europe de pouvoir passer d’un Etat à l’autre ! Pour eux l’Europe c’est un idéal de libre circulation, un idéal d’espace public partagé.
Comment voyez-vous l’avenir de notre démocratie ?
Ce qui est certain c’est que l’horizontalité a profondément envahi et bouleversé toutes les sphères humaines et sociales, la famille, l’école, l’entreprise, etc. Elles ne sont plus structurées par des rapports hiérarchiques ou verticaux – le père n’est plus le supérieur de la mère et des enfants, le maitre de ses élèves, le patron de ses employés etc. Le seul domaine qui n’a pas encore changé, c’est la politique. Les institutions fonctionnent selon un schéma encore complètement vertical, d’où leur déconnexion avec la société, et l’enjeu pour l’avenir est la façon dont il va bien falloir que le politique évolue vers davantage d’horizontalité pour renouer avec la démocratie.