
Dans le Contrat social, Jean-Jacques Rousseau affirme qu’en démocratie, lorsque « l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé ». Combien d’entre nous sont capables de s’appliquer cette maxime si manifestement juste ? Combien reconnaissent qu’ils peuvent avoir eu tort au regard du résultat d’un vote ? Combien peu considèrent qu’un scrutin bien mené est l’expression de la volonté générale même quand ce scrutin les contredit ?
Ici, Rousseau parle du suffrage portant sur les idées, non sur les hommes. Je peux accorder ma confiance à quelqu’un simplement parce qu’il a une apparence qui me plait ou qu’il parle bien. C’est même inévitable que ces facteurs entrent en jeu. Voter pour des femmes et des hommes politiques favorise l’irrationalité, l’aveuglement, la complaisance, le délit de sale gueule. Bien sûr, il y a le programme. Mais qui me garantit qu’il sera appliqué ? Précisément, la bouille et les manières du candidat, sa capacité à me convaincre, à me faire croire, qu’il l’appliquera.
Trop souvent également, dans les discussions portant sur des décisions à prendre, se mêlent considérations d’idées et de personnes. Des représentants politiques cherchent à faire passer pour une victoire ou une défaite personnelles la réponse à une question qui devrait se suffire à elle-même. Ce risque est particulièrement grand pour ce qui est du référendum d’initiative gouvernementale, que les dirigeants transforment si fréquemment en plébiscite pour ou contre leur auguste personne…
C’est à cette stricte condition institutionnelle – séparation nette entre la question posée et toute personnalité ou formation politiques – que l’intérêt général est susceptible d’être exprimé dans sa plus grande pureté. Encore faut-il alors que nous sachions, nous-mêmes, pendant les débats et après, nous comporter en démocrates.
Etre démocrate consistera d’abord à bien comprendre la question posée, et à savoir changer d’opinion en fonction des arguments avancés. C’est aller à rebours de notre apprentissage rhétorique scolaire, qui consiste à démontrer un point de vue à tout prix, à forger des arguments et à les défendre bec et ongles. Les politiques en sont structurellement incapables ; une fois leur avis publiquement émis sur une question, ils le soutiendront coûte que coûte sans prendre le temps d’étudier les nouveaux éléments qui pourront apparaître lors du débat.
Etre démocrate consistera ensuite, après coup, si mon option échoue, à reconnaître que j’ai eu tort. Là encore, la classe politique est dans l’impossibilité de s’appliquer ce principe pourtant fondamental de la démocratie, qui veut que l’expression de tous les points de vue – ou du moins du plus grand nombre d’entre eux – offre une image bien meilleure de la question en débat que le mien uniquement, image d’autant plus juste que ces points de vue seront nombreux, divers et approfondis.
En apprenant les résultats du référendum sur le traité européen de 2005, j’ai moi-même couvert d’injures ceux qui l’avaient fait échouer. Ce n’était pas très sage : il n’est jamais bon de s’en prendre ainsi au peuple, quand il s’exprime avec clarté, au terme d’un débat en raison, comme ça a été le cas au printemps 2005 pendant ces quelques semaines où les Français ont été des citoyens assidus. Ils avaient notamment su isoler les enjeux du traité des personnalités et des partis qui le défendaient ou le combattaient.
De fait, une fois ce traité adopté, trois ans plus tard, sous une forme à peine différente de celle qui avait été rejetée, et sous des modalités visant sciemment à le faire échapper au suffrage populaire, l’Europe allait continuer sur sa lancée, et ainsi révéler au grand jour ces terribles dysfonctionnements qui ne m’étaient pas apparus alors – tandis que d’autres électeurs, les plus nombreux, au nom d’une certaine idée de l’Europe, les avaient quant à eux clairement décelés depuis le point de vue qui était le leur.
Les progrès de la démocratie impliquent des transformations institutionnelles nombreuses ; c’est plus qu’urgent d’y réfléchir dans notre régime à bout de souffle. Ils nécessitent aussi des femmes et des hommes en mesure de reconnaître que leur point de vue n’est pas le seul, et d’accueillir généreusement la part de vérité délivrée dans tout suffrage portant sur des idées.
C’est très facile à dire. Cela semble même évident. Dans les faits, on mesure pourtant combien, s’ils voulaient devenir plus sages, le chemin serait long pour tous ceux qui, ennemis sans même le savoir de la démocratie, sont si prompts à insulter les votants quand ils ont commis le crime impardonnable de ne pas abonder dans leur sens. Cette confiance, que les élites et les politiques de tous bords réclament pour eux-mêmes et leur jugement soi-disant éclairé, nous ferions bien de nous l’accorder avant tout entre nous qui faisons chaque jour le choix de vivre et d’agir ensemble.
Matthieu Niango, le 27 janvier 2017