Ode au goût et à l’odorat

Crédit: Marcela Miranda

En pleine pandémie, l’une de nos membres ressent le besoin de célébrer ce qui était et qui, temporairement, n’est plus.


Le goût et l’odorat sont des sens secondaires. Si l’on vous dit que telle personne a perdu le goût et l’odorat, que telle autre personne a perdu la vue et l’ouïe, sans rire, vous aurez a minima un pincement au cœur pour le second même si vous êtes un insensible de nature, personnellement ma lèvre inférieure commencera à trembloter et la larme monter à l’œil. Le premier vous fera peut-être sourire. 

Je ne veux pas dire qu’il y a des sens plus nobles, ou des handicaps plus ou moins graves, ce n’est pas ce que je veux vous dire. Mais avant de moi-même perdre le goût et l’odorat, je n’avais pas conscience que c’était un véritable handicap. 

La vie n’a véritablement plus de goût si votre langue ne peut sentir le sucre se poser ou le sel relever un plat, l’acidité ou l’amertume – même l’amer manque tristement à l’appel. Lorsque l’on perd le goût et l’odorat, les aliments ont tous le même goût, c’est à dire aucun. 


Aucun goût cela ne signifie pas que l’on est en présence d’un goût neutre. Prenons le papier par exemple. A priori on pourrait croire que son goût est neutre, mais en réalité, à peine évoqué, se forme en nous l’idée de l’odeur du papier. Nous sentons monter aux narines, telle une madeleine de Proust, cette odeur de papier mâchouillé remontant à l’enfance, ou cette odeur du papier sortant tout chaud de la photocopieuse au bureau. Eh bien ce goût n’est pas rien ! Il peut paraître neutre, mais il ne l’est pas, c’est le goût du papier.  Tout comme le yaourt nature, qui est peut être un aliment proche du goût neutre mais ce n’est pas encore ça. Aucun goût, c’est aucun goût.

Je dirais que  cela pourrait s’approcher de la sensation que donnerait la vue d’un tableau où tout serait peint en blanc, aucune couleur, aucune ombre. On ne distinguerait que les formes, elles ne se détacheraient que très légèrement les unes des autres et ces formes seraient la texture.

Les aliments ont  un goût, du parfum et une texture.

Quand la fièvre commençait à monter,  une amie m’a demandé de sentir des choses pour vérifier que je n’étais pas atteinte. À cet instant, les huiles essentielles me livraient encore leurs odeurs, je pensais que je réchapperais à mon sort. Je me couchais et à mon réveil, le premier drame est arrivé. Je mangeais mon premier Kinder Schoko-Bons et rien. Je retrouvais bien cet enchaînement de textures si familières qui débute par un film craquant très fin qui se dissout sur la langue pour laisser place à une couche épaisse d’un millimètre de « chocolat », qui, fondant encore, laisse place à un cœur au lait et à des petits éclats croquants appelés « noisette » sur l’emballage. Généralement, c’est à ce moment que vous croquez dedans à coup de molaire, enchantée d’extraire ces sucres si délicieux et si nocifs.

Lorsqu’on n’a plus de goût et d’odorat, rien ne se passe. On croque, re-croque, on suce les bouts qui fondent rapidement sur la langue, on salive. Et rien. Comme si un plaisir nous est violemment retiré avant même d’avoir débuté. Un Schoko-Bons et ses calories ingérées inutilement. J’en enchaînais plusieurs et quelques tartines à la confiture, toujours rien. 

Pas de goût. L’eau a du goût, je ne peux même pas vous dire d’imaginer un Schoko-Bons avec le goût de l’eau. Là rien. 

Par la suite, j’ai appris que ce serait dû à une inflammation de la zone du cerveau qui gère le goût et l’odorat. Cela m’est apparu vraiment étrange de me dire que les odeurs étaient bien captées par mon nez et les goûts par ma langue, que ces informations étaient bien transportées dans mon cerveau mais qu’une fois arrivées, les données n’étaient pas traitées. Il faut croire aussi que le plaisir doit être relié quelque part à cette zone et c’est peut-être cela le plus frustrant. De savoir que l’on ne ressent plus aucun plaisir à avaler un aliment. On n’a plus de joie à se mettre à table. On doit tout de même ingurgiter un aliment sinon on s’affaiblit.

Il y a toutefois quelques bons côtés à ne pas perdre de vue :

Lorsqu’on cuisine, l’odeur puissante de l’oignon n’assaillit plus les narines et par un mystère que je ne sais expliquer, les larmes viennent plus tardivement et en moindre abondance. On peut mâcher à pleines dents un morceau de gingembre sans se brûler intégralement la bouche. On ne sent plus les mauvaises odeurs. Attention, cela est à double tranchant. C’est agréable de ne pas sentir de mauvaises odeurs comme celle des aisselles, celles des pieds mais les autres personnes autour les sentent toujours. On ne sent plus les odeurs d’aliments périmés, vous me direz que c’est une aubaine de pouvoir manger ces aliments qu’avant on aurait jeté. Mais c’est bien là qu’on comprend que l’odeur âcre du moisi est une bonne chose pour savoir ce qu’il ne faut pas ingérer.  

L’odeur sert aussi beaucoup à la cuisine, c’est très pratique de savoir, à l’odeur, que les aubergines sont suffisamment cuites dans le four en position grill. En temps normal, notre capteur nasal intégré d’odeur nous permet d’avoir cette information et nous laisse continuer de faire la vaisselle tant que la peau n’est pas délicieusement brulée. Un invalide de l’odeur doit vérifier sans cesse sa cuisson.

Un aliment qui m’a vraiment intrigué, était cette poire provenant de sa barquette en plastique  (plastique que je révulse normalement, soyons clair, c’est cette crise mondiale et une pincée de panique qui m’ont forcée à acheter des poires en emballage plastique, sinon nous allions mourir de faim). J’ai été très surprise de constater qu’elle n’avait pas vraiment moins de goût qu’avant la survenue de mon « handicap ». Ce qui me fait dire que si vous voulez vous approcher du goût neutre, enfilez-vous des aliments sous plastique, ça peut marcher. 

Je vous conseille l’orange, juteuse et fraîche, cet aliment peut être le compagnon idéal de vos fièvres et autres pertes gustatives car son jus et ses vitamines vous feront du bien. Et si vous n’aimez pas l’orange ? Pas de panique, vous ne sentirez même pas que c’en est une !

En dehors de ces aspects très matériels de la perte des sens de l’odeur et du goût, il est une chose très globale qui m’a surprise. La vie semble perdre une espèce de profondeur, une dimension. Si on sait que du délicieux repas, vous n’en sentirez et goûterez rien, à quoi bon se mettre à table ? Ce délicieux vin n’est en rien différent à ce vin de table, certes vous serez étourdi comme avant mais à quoi bon dépenser si cher, jamais ce vin ne vous livrera ses délicats parfums. Tout comme ce marché ne vous affolera plus les papilles, ses embruns et l’iode de la mer agitée vous manqueont, terriblement.

Épilogue

Si d’aventure vous avez la chance de retrouver ces sens, guettez chaque atome d’odeur que votre nez pourra capter et savourez les comme une amie, un trésor retrouvé.


 Azar TAM, 26 mars 2020